Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

George Eliot vint l’approfondir en y apportant, avec les précisions du vocabulaire scientifique, les méthodes des psychologues professionnels, les idées des philosophes du déterminisme et de l’évolution. Opposant la tendance native de l’individu à la poussée du milieu, elle présentait la vie comme la résultante de ces deux forces. Elle démêlait le secret principe de destin contenu dans le germe, elle signalait l’imperceptible tare originelle qui ne produira qu’à longue échéance ses effets d’avortement ou de malheur. Elle montrait l’homme continuant tous les jours de se déterminer lui-même, chacun de ses actes contribuant à dessiner la ligne de son devenir ; elle suivait jusque dans l’infinitésimal la génération et le développement de cette ligne ; elle observait la naissance et l’élaboration des sentimens, le délicat détail des faits de volonté, les impondérables influences qui s’ajoutent au poids mesuré des motifs, le tremblement imperceptible de la balance avant le mouvement décisif et final qu’elle jugeait ensuite, par un paradoxe fréquent chez les déterministes, du seul point de vue de la conscience stricte, avec la conviction puritaine de l’importance des actes, mais aussi avec la charité de sa grande âme infiniment pitoyable à la souffrance humaine et sensible au pathétique des humbles destinées.

Il ne semblait pas possible de pousser plus loin cette étude de la vie morale. Mais c’était une étude : ce n’était pas exactement la vie. Meredith essaya de noter cette vie telle quelle, sans l’expliquer, sans l’analyser, en se plaçant au centre de chacun de ses personnages, en nous montrant le monde extérieur, les paysages, les événemens dans la vision qui s’en forme en chacun, en faisant passer en nous le jeu d’images et d’idées qui compose l’activité mentale de chacun, — jeu complexe, intermittent, où la pensée se mêle à chaque instant de sentiment et de sensation, se poursuit à la fois sur plusieurs plans, s’arrête et repart en des directions imprévues, avec, par-dessous, la vie de l’inconscient, tout le fonds acquis de l’individu où s’est enregistré son passé, d’où montent les réminiscences, les impulsions, le geste subit de l’instinct ou de l’habitude. Les incertains murmures de la pensée qui se cherche, les frémissemens les plus ténus de l’être sentant, les vagues, légères, multiples vibrations qui s’éveillent comme des harmoniques autour d’une sensation ou d’une idée, se propagent, se dégradent dans la profondeur de l’inconscient, les résonances ignorées qui s’y