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et son idée de la vie. C’est Soames, l’homme d’argent, l’impassible, l’autoritaire mari d’Irène, que fait frissonner tout d’un coup dans la nuit le cri, le grand cri voluptueux et douloureux du paon, sans doute parce qu’il y sent le cri du désir, de l’amour élémentaire, mystérieux et fort comme la nature, et dont la présence environne, hante sa maison, menace son orgueil et sa sécurité. C’est Hilary, le triste et délicat sceptique, le rêveur détaché de tout, qui, à deux heures du matin, accoudé à sa fenêtre, à Londres, perçoit dans le silence nocturne une rumeur naissante, grandissante, rapprochée, bientôt un sourd, immense grondement qui semble monter de toute la ville. Simple bruit des centaines de charrettes venues de la campagne, en route vers les marchés voisins, — mais qui l’effraye, précipite le battement de son cœur. Probablement pour lui le bruit émouvant de la vie qui se déploie dans la nuit où le monde semblait aboli, de l’innombrable, inévitable vie qui vient battre autour de sa solitude, chargée de la souffrance et de l’effort des hommes. Obscurément, à cette minute, quelque chose d’inexprimable se révèle à lui, dont plus tard, à plusieurs reprises, le fugitif et tressaillant souvenir reviendra soudain l’immobiliser dans du rêve.

D’autres symboles sont plus précis. C’est, à côté des caractères principaux, telle figure, telle série de figures secondaires où s’incarne et se laisse reconnaître la même idée. Par exemple, — toujours dans Fraternité, — cette famille de miséreux dont les rêves, les gestes, les mutuelles relations répètent à chaque moment du récit quelque chose de l’histoire des Dalison, en sorte que c’est la même, éternelle humanité que nous retrouvons chez ces gentlemen et chez ces gueux, et que ceux-ci, à travers toutes les différences de classe, nous apparaissent comme les analogues de ceux-là, comme leurs tristes ombres projetées au plan de la misère. Parfois, c’est un simple animal qui suit son maître, qui porte sa marque évidente, ou bien lui ressemble. Ainsi, dans le Manoir, sur les pas d’Horace Pendyce, son épagneul, type de la soumission, de l’adoration muette qu’exige inconsciemment de son entourage ce squire excellent, mais à qui vingt générations de petits potentats ruraux ont transmis leurs habitudes et leur besoin de domination. Et de même encore, dans Fraternité, tous près d’Hilary Dalison, — cet écrivain en qui la culture a tué la nature, cette âme atténuée, toute en sensibilité intérieure,