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le domaine de l’art, il y fait entrer plus d’élémens et d’expressions de la vie, il serre de plus près le réel et le fait apparaître plus nombreux et plus intéressant. Il y a là un progrès de la technique et de la sensibilité analogue à celui qui, chez les peintres et les sculpteurs de notre temps, témoigne des exigences accrues de l’œil moderne. Dans un ton qui semblait simple, dans un relief du corps vivant que l’on croyait lisse, ils perçoivent et nous révèlent chaque jour plus de frémissante complexité. Il est facile de se perdre dans cette recherche et cette notation de l’élément. Mais chez les grands artistes, — et l’auteur de Fraternité fait penser à ceux-là, — le frisson du marbre, son palpitant modelé, tout son jeu d’ombres sensibles obéissent à la direction d’une ligne et d’une idée fondamentales.

Reste ce que nous avons vu de plus original dans l’art de M. Galsworthy et qu’il trouve moyen d’unir à cette profusion du détail : son refus de tout dire, son parti pris de sous-entendu, son adresse à suggérer ce qu’il juge plus émouvant et plus vrai dans l’ombre. Nous avons essayé d’étudier ce délicat procédé. Mais nous touchons ici au mystérieux élément que l’on sent en toute grande œuvre d’art et qui fuit l’analyse. Quand on a lu Fraternité, on se demande par quelle secrète magie la figure de Bianca, la femme d’Hilary Dalison, si hautaine, si fermée, énigmatique et ironique, nous est devenue présente comme une hantise. Nulle description, nulle dissection d’âme, et l’on pourrait faire tenir en une demi-page ce qu’elle laisse tomber de paroles au cours des trois cents pages du roman, — paroles volontairement inexpressives, par là même expressives de son orgueilleuse volonté de tenue et de retenue, car on peut dire d’elle, comme de tous les autres Dalison, de tous les Forsyte, de tous les Caradoc[1], de tous les Dennant[2], ce que dit M. Galsworthy de George Pendyce[3], et qui est vrai de toute la classe dirigeante anglaise : « C’était un des articles de sa foi qu’il est défendu d’exprimer ses émotions. » De même, dans le Propriétaire, la femme jadis illégitime de Jolyon le jeune, qui ne prononce pas un mot, dont nous ne savons pas même le nom, dont nous ne voyons le visage qu’une seule fois, à l’instant où, relevant la tête, elle rougit devant son beau-père, — rougeur plus

  1. Dans le Patricien.
  2. Dans les Pharisiens de l’Ile.
  3. Dans le Manoir.