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Pietri s’était laissé tomber sur un siège et versait des larmes. « Vos larmes, dit Chevandier, sont plus éloquentes que mes paroles ; je vous adjure, au nom du salut du pays, de dire à l’Impératrice si, oui ou non, vous pensez comme nous. » Un signe d’assentiment fut la réponse de Pietri. L’Impératrice, sublime de pathétique déchirant, en paroles haletantes, entrecoupées, pleines de désespoir, de colère, de fierté, reprenait toujours la même idée : « Il ne peut pas revenir vaincu, avant une bataille » Et il fallait avoir un cœur de pierre pour ne pas être terrassé par ces frémissemens douloureux, passionnés d’une âme en proie aux visions héroïques. Je m’étais fait ce cœur de pierre. Chevandier, gagné de son côté par l’émotion, joignit ses larmes à celles de l’Impératrice et de Pietri. Mon visage demeura impassible. L’Impératrice entendit la sommation que cette inflexibilité formulait non moins clairement que l’émotion de mes deux compagnons, et elle murmura : « Puisque vous l’exigez tous, je vais télégraphier à l’Empereur de rentrer à Paris. » Et tandis que nous rejoignions nos collègues déjà réunis en conseil, elle pria Pietri de demeurer avec elle pour l’aider à rédiger le télégramme.

J’avais entendu pour la première fois ces mots : « Je ne me préoccupe pas de la dynastie, » que l’Impératrice a depuis répétés souvent. On les a beaucoup admirés. Ils m’avaient révolté, et j’avais été sur le point de m’écrier : « Comment pouvez-vous admettre que la dynastie soit séparée de la nation qui lui a donné huit millions de suffrages, et que le salut de l’une ne soit pas attaché au salut de l’autre ? Louis XIV, réduit aux derniers abois, n’eut jamais l’idée que la dynastie et la France fussent deux intérêts distincts. Il écrivit à Villars avant Denain : « Si vous êtes battu, je traverserai Paris avec les infâmes propositions de nos ennemis à la main, et la nation française nous suivra, et nous irons nous ensevelir ensemble sous les débris de la monarchie. » Napoléon Ier, même au milieu de ses défaillances de 1815, n’eut pas un instant l’idée que le sacrifice de la dynastie contribuerait au salut du pays : « Je fais partie maintenant de ce que l’étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre, dit-il à Benjamin Constant ; en me livrant, elle se livre elle-même. » Admettre qu’il y ait un intérêt dynastique à sacrifier à l’intérêt national, c’est donner à vos amis la permission du sauve-qui-peut, et à vos ennemis le moyen