Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/585

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières et les genres de vie libres, lesquels sont les féconds[1]... » — Et, parce qu’on n’aura pas peur de peindre toute la vie, on ne s’épouvantera point de ses exagérations, de ce qui dépasse, en elle, la mesure humaine : « Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les très grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakspeare, Molière. Cela (cette exagération) c’est tout bonnement le génie, dans son vrai centre, qui est l’énorme[2]. »

Mais il n’y a pas seulement l’énorme dans la réalité ; il y a encore ce qui échappe aux prises de nos sens et de notre pensée, — le mystère, que le cœur affirme et devant lequel la pensée abdique. En définitive, ce sont les mystiques qui ont raison contre les logiciens et les savans : « Si tu savais, — dit la Science à l’Orgueil dans la Tentation de saint Antoine, — si tu savais comme je suis malade !... Le vent qui souffle éteint mon flambeau, et je reste pleurant dans les ténèbres... Et puis, j’ai peur ! Car je vois passer sur le mur comme des ombres vagues qui m’épouvantent. » Le sens du mystère est partout dans l’œuvre de Flaubert, même dans ses romans les plus réalistes : « Je suis mystique au fond, — écrit-il à Louise Colet, — et je ne crois à rien[3]. » Il est un mystique honteux, qui n’ose pas suivre son instinct, qui, par scrupule de bon ouvrier, ne veut pas engager son art hors des voies certaines de la réalité. Comme saint Antoine, après l’assaut des tentations, se remet en prières, il laisse passer les suggestions de l’au-delà et il se remet au travail, qui est sa prière à lui. Mais toute son œuvre, pourtant si nette et si arrêtée dans ses contours, est une allusion perpétuelle à l’Inconnaissable. Cet homme, dont l’imagination était si concrète, a su trouver des mots qui effleurent l’inexprimable et qui rendent le son de l’infini : « On se précipite, — dit la Luxure, — à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l’on maudit. D’où vient l’ensorcellement des courtisanes, l’extravagance des rêves, — l’immensité de ma tristesse ?... »


Ayant ainsi reconnu les droits du cœur et fait sa place au

  1. Correspondance, p. 366.
  2. Ibid., p. 247.
  3. Ibid., IIe série, p. 101.