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dans Spendius, c’est le Grec de la décadence ; dans Salammbô, c’est la vierge et c’est la femme.

Mais alors, si, dans Salammbô, l’élément historique est rejeté au second plan ; et si l’auteur a prétendu tout d’abord y éblouir notre imagination par des spectacles de beauté, y solliciter notre cœur et notre esprit par un enchaînement rigoureux de vérités psychologiques et par ce qu’il y a d’essentiellement humain dans son drame ; en d’autres termes, si la matière n’a de prix à ses yeux que comme support d’un art parfait, comme moyen de réaliser une œuvre parfaitement belle ; s’il en est ainsi, ne voit-on pas Salammbô, en dépit des apparences, se rapprocher insensiblement des œuvres de la plus pure tradition classique, d’une Enéide, par exemple, où l’élément historique, pourtant si considérable, se perd en quelque sorte et s’oublie dans la perfection d’art de l’ensemble ? Et ce n’est pas au hasard que je cite l’Enéide. Nous savons, par la correspondance de Flaubert, que, durant toute la composition de Salammbô, il lui et relut le poème de Virgile. Il écrivait à son ami Feydeau : « J’entremêle cette lecture (de Fénelon) avec celle de l’Enéide, que j’admire comme un vieux professeur de rhétorique. » Et ailleurs ; « Toutes les après-midi, je lis du Virgile, et je me pâme devant le style et la précision des mots[1]. » Mais ne forçons pas le rapprochement. Il n’y a, entre les deux œuvres, qu’une analogie de forme plus ou moins prochaine. L’inspiration est bien différente. Et puis enfin, ce n’est pas un poème, fût-ce un poème en prose, que Flaubert a prétendu écrire.

Ce serait donc lui faire injure que de considérer son œuvre comme une reconstitution historique. S’il nous fallait son témoignage, ce témoignage concorderait encore avec notre analyse. J’ai eu la bonne fortune de retrouver, dans ses notes de voyage, et j’ai été le premier à signaler ici même, une sorte d’invocation singulièrement éloquente, qui pourrait servir d’épigraphe à Salammbô[2]. Flaubert l’écrivit, en rentrant de Tunis et de Carthage, où il était allé se documenter tout exprès pour son roman. Il a eu soin de dater ces quelques lignes, ce qui prouve assez l’importance qu’il y attachait. Ce fut dans la nuit du 12 juin 1858 qu’il l’écrivit. Soulevé d’enthousiasme à la pensée de l’œuvre future, effrayé aussi par les difficultés de l’entreprise,

  1. Correspondance, IIIe série, p. 209.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1910.