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allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermœum commençait à pâlir. Tout au haut de l’Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d’Eschmoùn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil.


Que cette description soit vraie historiquement, c’est bien possible. Mais si, littérairement, elle est d’un si grand prix, c’est avant tout par la puissance de son lyrisme. Comme dans une ode, l’émotion grandit, de phrase en phrase, à mesure que le soleil se lève, que la lumière monte, — pour aboutir au grand effet final : « Les chevaux d’Eschmoun posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil. » Après cela, peu nous importe que ce soit une description de la Carthage antique. Elle peut s’appliquer aussi bien à la Tunis, qu’à l’Alger moderne. Elle n’est pas plus contemporaine d’Hamilcar que de Flaubert lui-même. Toute pénétrée qu’elle est d’émotion lyrique, elle plane au-dessus des lieux et des temps. Elle a traduit hier, elle traduira demain la splendeur de l’aube se levant sur une grande ville orientale et méditerranéenne.

Non seulement, ces descriptions sont animées d’un souffle lyrique, mais elles sont composées en vue d’un effet de beauté. Les détails archéologiques disparaissent dans l’ensemble. En définitive, ils ne sont rien : c’est la forme qui est tout. Ainsi, dans ce passage ou il s’agit de nous faire voir le char de Salammbô courant sur la route de Carthage. Nous sommes sur une terrasse des jardins d’Hamilcar et nous regardons vers la plaine, avec Màtho et Spendius :


Un point d’or tournait au loin dans la poussière sur la route d’Utique : c’était le moyen d’un char attelé de deux mulets. Un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri.

Un grand voile par derrière flottait au vent.


Ne nous attardons pas à la précision descriptive, qui, dans ce morceau, est saisissante. Mais notons l’art subtil avec lequel tous ces détails sont agencés pour faire éclore progressivement la vision dans les yeux du lecteur : le point d’or, le moyen du