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le culte de la violence. La masse ouvrière est plutôt de cœur avec le nationalisme. On l’a bien vu au début de la guerre de Tripoli : une tentative de grève de vingt-quatre heures, organisée par la C. G. T. pour manifester contre la guerre, a ridiculement échoué. Parmi les chefs, Arturo Labriola et Paolo Orano se sont prononcés pour « une guerre appelée à développer la vitalité du pays et son sentiment de l’héroïsme : » c’est une formule tout à fait nationaliste. De Felice et les socialistes de Sicile espèrent trouver dans la Cyrénaïque une terre d’émigration et de colonisation pour les pauvres paysans de leur île. Les Milanais, Trêves et Turati, déplorent au contraire ce chauvinisme bourgeois et réactionnaire. Quant à la monarchie, les nationalistes la soutiennent à la condition qu’elle ne fasse pas obstacle à la politique d’expansion, mais en prenne, au contraire, la direction. Victor-Emmanuel III n’est pas très populaire parmi les nationalistes qui lui reprochent ses idées humanitaires, ses tendances radicales et socialistes, et son attachement à M. Giolitti. Le Tricolore mena, il y a quelques années, d’assez vives campagnes contre le Roi qu’il appelait « le camarade Savoie. »

Ce sont les journaux et les revues nationalistes qui ont, depuis quelques années, représenté la Tripolitaine et la Cyrénaïque comme un paradis terrestre et en ont préconisé la conquête. Le congrès de Florence, en 1909, l’a réclamée comme indispensable au salut et à la rénovation de l’Italie. Des brochures, des images, répandues à profusion, ont fait pénétrer le mirage séducteur jusque dans les couches profondes de ce peuple resté si ignorant et si primitif. Cette propagande a fermenté sans bruit dans les masses obscures de la pâte nationale ; on l’a vue tout d’un coup émerger, en une explosion d’enthousiasme, le jour de la déclaration de guerre. Le départ des troupes pour l’Afrique fut une de ces fêtes dont le souvenir se grave pour toujours dans la sensibilité d’une nation. Le bon popolino italien, si expansif, si candide dans l’expression de ses joies ou de ses douleurs, si prompt à l’enthousiasme, vibrait d’un patriotisme ardent ; il se voyait déjà entrant dans la Terre promise, dans l’Eden vanté par la presse nationaliste. Que de désillusions pour l’avenir ! Dans les premiers jours de la guerre, un brave cocher sicilien disait à un voyageur français : « Monsieur, Tripoli est la terre de l’or ! Désormais l’Italie sera la plus riche puissance du monde, elle n’aura plus besoin des étrangers