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il reste genevois par quelques rusticités et quelques incorrections[1]. Tantôt il s’en pare, et fait sonner très haut son parler étranger, tantôt il semble en avoir honte et ne demander qu’à polir sa phrase suivant les meilleures recettes de Paris. La prononciation, surtout, si changeante alors, et soumise au caprice de la mode, l’irrite et le met mal à l’aise. Quoiqu’il fasse, il n’a jamais le ton du jour ; il écrit dans un de ses carnets avec mauvaise humeur : « La langue française se sent des inclinations de ceux qui la parlent ; tout est mode et air jusque dans la prononciation ; » et il enregistre mélancoliquement quelques-unes de ces difficultés imprévues où l’étranger qu’il est a eu le déplaisir de chopper : « Mots dont j’ai vu changer la prononciation ; CharoIois, Charolès, — secret, segret, — persécuter, perzecuter, — registre, regitre. » Ainsi, quand Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, s’amuse à souligner les helvétismes de ses deux amans, ce sont là, en apparence, badinages d’un pédant un peu lourd ; dans le vrai, ce sont des manifestations d’orthodoxie grammaticale, où il met à la fois un peu de coquetterie et beaucoup de sérieux. De Paris, il entend bien n’avoir ni la vie, ni les mœurs, ni les plaisirs ; mais, pour la langue de Paris, cet artiste scrupuleux hésite : il lui fera, sans doute, rendre un autre son, mais il commencera par la respecter et par la servir.

J’en ai dit peut-être assez pour faire soupçonner à ceux qui les ignoraient encore ce que les papiers de Jean-Jacques réservent à ses historiens. Mais ils gardent encore d’autres richesses. Rousseau, qui nous a conservé ses propres manuscrits, nous a conservé aussi ceux qu’il recevait, et les plus intéressans de tous, les lettres des autres. Depuis 1756 environ, depuis le jour où le projet d’écrire ses mémoires se précisa dans son esprit, toutes les lettres qui intéressaient par quelque côté sa personne ou son œuvre vinrent former des liasses méthodiquement classées, dossier immense, qui subsiste encore presque intégralement, un peu effrayant, lui aussi, par son énormité, mais où il reste tant à prendre ! De ces lettres, il en est de touchantes, malgré leur ridicule, comme celles de Daniel Müller, ce bon Suisse, qui fit exprès le voyage de Motiers pour voir le grand homme, et à qui Thérèse, grincheuse, ferma vilainement la porte ; il en est de divertissantes, comme celles de Mme Jaquéry,

  1. On en trouvera le dénombrement dans l’étude très documentée de M. Alexis François sur les Provincialismes de J.-J. Rousseau (Annales J.-J. Rousseau, t. III).