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troupe de province, est ému jusqu’à perdre le souffle, jusqu’à suffoquer de palpitations ; c’est celui qui avouait que « la lecture des malheurs imaginaires de Cleveland, faite avec fureur et souvent interrompue, lui avait fait faire plus de mauvais sang que les siens ; » c’est celui dont les écrits de Port-Royal troublaient la sécurité, et qui, pour avoir lu trop souvent « qu’il y a peu de gens qui soient sauves, » se persuadait qu’il serait damné. Qu’on relise le Verger des Charmettes, cette épitre médiocre d’un poète malhabile, mais qui se raconte si complaisamment, j’allais dire : si innocemment ! On verra que la petite maison des Charmettes, où l’imagination populaire se plaît bien gratuitement à reconstituer je ne sais quelle idylle plus ou moins faisandée, n’abrita au contraire qu’une studieuse retraite. Jean-Jacques s’y montre déjà tout amoureux des champs, des bois, des ruisseaux et du soleil levant, mais plus encore affamé de bon savoir. Il nous en offre un répertoire méthodique ; et l’épître finit en catalogue. Rien, dans cette bibliothèque, qui soit de pur divertissement ou de badinage ; c’est la bibliothèque d’un esprit grave, en quête surtout d’idées, et plus encore de sentimens. Il faut, d’ailleurs, reconnaître qu’elle est singulièrement éclectique ; et elle l’est à dessein. À cette époque de sa vie, Rousseau cherche sa conception du monde à travers celle des autres, il l’avoue dans les Confessions. Et, sans doute, il n’a jamais été un « disciple servile ; » et, quand, plus tard, Dom Joseph Cajot, bénédictin, écrira ses Plagiats de J.-J. Rousseau, ce pamphlet de pédant à courte vue prouvera peu. Il n’en est pas moins vrai que c’est dans son « magasin d’idées, » comme il disait lui-même, que Rousseau a puisé presque toutes celles dont il a fait la fortune. Précisément, parce qu’entre vingt et trente ans, il était sans système, sans philosophie, il n’en était que plus docile à tous les vents de l’esprit. Sa sensibilité impétueuse a accueilli avec transport telle idée que lui présentait un livre, peu connu parfois, et dont il expérimentait tout à coup au dedans de lui la vérité profonde. Il nous a raconté, en une page célèbre, comment, sur la route de Vincennes, dans une minute inoubliable, il eut brusquement la révélation, à la fois délicieuse et troublante, de tout son système. Je ne crois pas me tromper en affirmant que cette révélation suprême avait été précédée par d’autres révélations partielles, oubliées plus tard, mais qui gardaient leur action secrète, et qui, en se coordonnant,