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l’ont acheminé peu à peu vers la doctrine de sa maturité. Ouvrez, par exemple, ce Claville qu’il citait à Mme de Warens, et dont le livre, ignoré aujourd’hui, avait alors grand succès. Le livre s’intitule : Traité du vrai mérite de l’homme, considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions avec des principes d’éducation propres à former les jeunes gens à la vertu. Est-ce qu’un titre comme celui-là n’est pas déjà le sommaire de tout ce que Rousseau veut faire de sa vie ? Certes, l’ouvrage n’est pas génial, mais il contient les principes les plus vénérables de la morale traditionnelle, que Rousseau tiendra à honneur de défendre plus tard ; et c’est déjà une maxime de Rousseau que cette affirmation de Claville : « Point d’honnête homme sans religion. » Claville prêche, lui aussi, « la fausseté de la plupart des vertus humaines, » la nécessité de la morale du cœur, la félicité de l’homme qui « resserre son existence en lui-même. » Représentons-nous Jean-Jacques méditant sur ce manuel de vertu, et rêvant à cette exhortation :


N’attendez pas que la vicissitude des temps et la révolution des choses ramènent le règne de la droiture et du bon cœur. Le siècle d’or et l’esprit bienfaisant ne reparaîtront plus chez les hommes. Il naît seulement de temps en temps quelque âme privilégiée pour perpétuer dans le monde l’idée de ce qu’était la Nature dans sa pureté. Ha ! qu’il vous serait glorieux d’avoir une âme telle qu’on pût dire de vous que vous êtes comme chargé d’en haut du soin de justifier les intentions du Créateur quand il fit le monde, en montrant par votre vertu quelle était celle des premiers temps.


N’est-ce pas là tout le programme de Jean-Jacques, de celui qui prêchera le « retour à la Nature, » en étant lui-même « l’homme de la Nature ? » D’autres, — et ils étaient alors nombreux, — auront lu cette page ; ils l’auront lue comme une invitation théorique, qui conduit au pays des Chimères, et ils auront passé outre ; mais un lecteur comme Jean-Jacques, qui suffoque en écoutant Alzire, et que les infortunes de Cleveland mettent en « fureur, » se sera arrêté sur ces lignes prophétiques, et y aura trouvé, dans l’émoi de son cœur, l’appel impérieux du devoir. C’est par ces illuminations fragmentaires et répétées, dont parfois d’humbles livres ont été les instrumens, que Jean-Jacques est arrivé à la pleine conscience de sa mission.

Car, dans cette bibliothèque de jeune homme, ce ne furent pas les livres aujourd’hui les plus célèbres qui ont été le plus souvent maniés, et dont l’action fut le plus efficace. Rousseau