Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque Jean-Jacques aura vécu. Jean-Jacques sera encore un héritier de Cleveland, lorsqu’il prêchera le Dieu de la Nature et du cœur, dont l’univers et la conscience sont les temples. Aurait-il songé à mettre sa théologie en discours et à lui choisir un cadre romanesque, si Prévost n’avait pas conduit Cleveland chez les Abaquis, pour les convertir à la religion naturelle ? Mais ici Prévost n’était pas seul. Depuis la fin du XVIIe siècle les romans théologiques s’étaient multipliés. Les Sévarambes, Jacques Amassé, la Terre Australe, Séthos, Les Naufrages des îles flottantes, d’autres encore, avaient été fort goûtés ; et les romanciers, en quête de succès, étaient sûrs de l’obtenir, s’ils glissaient parmi les aventures de leur héros les discours d’un vieux sage qui, dans quelque île déserte, avait su retrouver la simplicité des lumières primitives, ou ceux d’un voyageur philosophe, exilé chez de « pauvres sauvages superstitieux, » qui se bornait discrètement à leur prêcher un déisme simplifié. Le bon Marivaux lui-même, dans ses Effets surprenans de la sympathie, avait cru nécessaire de convertir les sauvages de je ne sais quelle ile à la Religion naturelle. La Profession de foi du Vicaire savoyard, un des romans théologiques du XVIIIe siècle, en différera peu pour le fond.

J’ai cité plusieurs fois Marivaux parmi ces éducateurs de Jean-Jacques. Il faudrait le citer encore. Si mondain, ou plutôt si sociable qu’ait été l’auteur de l’Épreuve et de Marianne, si raffinés que fussent son esprit et son style, il y avait pourtant chez cette âme religieuse, sensible, susceptible et irascible, chez cet ennemi des philosophes libertins, et de Voltaire en particulier, de quoi faire comme un devancier préraphaélite de Jean-Jacques. Son Spectateur français, son Indigent philosophe donnent souvent l’impression d’un Rousseau adouci et estompé ; ce serait même, par endroits, du Rousseau authentique, si, tout d’un coup, la phrase ne devenait trop spirituelle, ou si l’éloquence ne tournait court brusquement. Que de fois, en parlant des riches, des faux savans, des esprits forts, il trouve des paroles émues et vibrantes, auxquelles Jean-Jacques fera écho !


Malheur à qui rompt ce contrat de justice, dont votre raison et la mienne, et celle de tout le monde, se lient, pour ainsi dire, ensemble, ou plutôt sont déjà liées, dès que nous nous voyons, et sans qu’il soit besoin de nous parler. Contrat, qui m’oblige même avec l’homme qui ne l’observe pas à mon égard, parce que ce n’est pas une loi conditionnelle et particulière faite avec lui, loi qui serait inutile, impuissante, et malgré laquelle notre corruption reprendrait bientôt son empire féroce. Non, c’est une loi