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le retour à la bonne nature, avec une énergie de conviction que Rousseau n’a pas dépassée. On dira que La Hontan était, comme Jean-Jacques, un esprit aigri, que le malheur avait rendu paradoxal. Mais le Père Buffier, jésuite lettré, n’a rien d’un révolutionnaire. Lisez pourtant, dans son Examen des préjugés vulgaires, le chapitre intitulé : « Que les peuples sauvages sont pour le moins aussi heureux que les peuples polis. » Il dit les mêmes choses, peut-être plus courtoisement, mais aussi fortement : tous les raffinemens de la civilisation ne sont que des habitudes. Si l’on objecte que ces habitudes sont une seconde nature, « mais c’est de cette seconde nature, riposte Buffier, dont je me plains ; elle est de contrebande dans le monde, s’il m’est permis de parler ainsi. Il n’y avait qu’à s’en tenir à la première. » Le Père Buffier se fait presque lyrique pour célébrer la liberté du sauvage, « à qui toute la terre appartient, » pour exalter cette vie innocente, dont le bonheur « est plus pur et plus véritable que tous les agrémens de Paris. » Mais voilà ! Cet éloquent plaidoyer se termine par un diner fin à une table aristocratique ; et l’apologiste des sauvages reconnaît que « les préjugés l’entraînent, et qu’il est assez simple de les suivre dans la pratique, quitte à se dédommager plus tard dans la spéculation. » Après cela, l’excellent Père a peut-être tort d’être « un peu surpris que des personnes du monde, qui, d’ailleurs, ont fort applaudi à son article, ne l’aient pris que pour un jeu d’esprit, » car la conclusion en souligne trop joliment le caractère tout théorique. Et ici nous saisissons sur le vif la véritable originalité de Jean-Jacques. Oui, presque toutes ses idées, même les plus novatrices ou les plus paradoxales, appartiennent à autrui. Mais chez ses précurseurs et chez lui, si ce sont bien les mêmes idées, elles ne rendent pas le même son. La grande force de Jean-Jacques est d’avoir pris les choses au sérieux. Là où d’autres se divertissent rapidement, en lisant des réflexions piquantes et neuves, ce Genevois, qui lit lentement, s’arrête, médite, expérimente au dedans de lui, et, s’il est convaincu, se donne tout entier. Là où d’autres n’engagent que leur esprit en troussant agréablement un paradoxe, Jean-Jacques s’engage à fond, jusqu’à la pratique inclusivement, — pratique non intégrale, comme nous verrons, et qui est encore un compromis, mais qui est au moins un geste de sincérité. S’il prêche le « retour à la Nature, » il le prêche dans son ermitage, sans