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violence et de l’injustice irrite un jeune cœur sans expérience, » nul doute qu’il ne songe à Bossey, et à la terrible correction que lui infligea le pasteur Lambercier, pour s’être refusé à reconnaître qu’il avait cassé le peigne de Mlle Lambercier, qu’il n’avait pas cassé. Quand il écrit dans la Julie : « Point d’injustice même en plaisantant ; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon, et, qui pis est, à plaisanter encore, » — croirait-on qu’il satisfait une rancune vieille de six ans ? Sa mémoire tenace n’a pas oublié ce comte de Lastic, qui s’est approprié un panier de beurre destiné à la mère Levasseur ; et il y songe si précisément, qu’il ne peut se tenir d’écrire en note : « L’homme au beurre, il me semble que cet avis vous irait assez bien. » Nous, qui pouvons lire aujourd’hui les lettres de Jean-Jacques à M. de Lastic et à sa belle-mère, nous saisissons l’allusion à cette petite tragi-comédie, mais que devait dire le lecteur de 1761 ?

Lorsqu’on a bien compris que Jean-Jacques a vécu au dedans de lui toutes les affirmations de sa philosophie, on s’aperçoit que ses livres sont, en quelque sorte, doubles. Il y a le texte écrit, imprimé ; et, derrière ce texte, il en est un autre, qui n’a jamais été écrit, qui peut-être n’a été murmuré que confusément, d’une parole tout intérieure, et qui en contient l’explication profonde. De temps à autre, ce texte intime affleure, et surprend le lecteur mal averti par sa vivacité et son émotion. Il faut alors imaginer tout un monologue informulé, qui prépare et explique cette brusque explosion. L’aveu de sa paternité coupable dans l’Emile, la violente apostrophe à Helvetius dans la Profession de foi en sont des exemples célèbres. Mais le plus décisif, parce que Rousseau va nous y servir de garant, c’est celui de la Lettre à d’Alembert : « Sans m’en apercevoir, nous dit-il, j’y décrivis ma situation actuelle ; j’y peignis Grimm, Mme d’Épinay, M’me d’Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. » Saint-Marc Girardin relit ce texte des Confessions, relit la Lettre à d’Alembert, et, ne trouvant nulle trace de ces tableaux biographiques, se demande si la mémoire de Rousseau ne l’a pas trompé. Certes non ; mais Saint-Marc n’a su lire que le texte en clair, si j’ose ainsi parler : le texte sous-jacent, écrit à l’encre sympathique, et que seuls les confidens peuvent déchiffrer, lui a échappé. Il n’a pas vu que tout le plaidoyer pour Alceste était un plaidoyer pour Jean-Jacques contre ses faux amis de Paris, que toutes les analyses du sentiment de la pudeur, toutes ses théories sur les entraînemens de l’amour,