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Vicaire savoyard et le jeune prosélyte, dans Pygmalion, où il se pâme devant sa statue, dans les Dialogues, où Rousseau fait le panégyrique de Jean-Jacques, il ne semble se dédoubler que pour mieux se voir et se chérir. Il est lui-même la Nature qui le console, il est le Dieu qu’il invoque et qu’il bénit : « Forêts sans bois, marais sans eaux, genêts, roseaux, tristes bruyères, êtres insensibles et morts, ce charme n’est point en vous, il n’y saurait être, il est dans mon propre cœur qui veut tout rapporter à lui. » La maladie, l’isolement, la persécution, la folie qui le guette, n’ont fait qu’exaspérer cet « égocentrisme » instinctif.

C’est donc lui-même qui nous le dit : tout, dans son œuvre, « se rapporte à lui. » Qui veut avoir de cette œuvre une juste intelligence, doit commencer par le connaître lui-même, dans son humanité douloureuse et tourmentée. Toute exégèse de Jean-Jacques doit reposer sur une biographie, et sur une biographie minutieuse. C’est ce qu’ont, d’ailleurs, bien compris ses derniers interprètes, qui n’ont pas séparé dans leurs études la doctrine et la vie ; c’est ce qu’ont, par exemple, compris M. Jules Lemaitre, dans ses très parisiennes conférences, où l’injustice est tempérée par l’admiration et par la pitié, — M. Gaspard Vallette dans son Rousseau Genevois, dont j’aurai bientôt à parler, — M. Louis Ducros, ce champion des Encyclopédistes, dans le grand ouvrage qu’il a commencé, et dont l’enquête très vivante, riche de faits et d’idées, est malheureusement faussée, selon moi, par une partialité agressive, — M. Emile Faguet, qui vient d’inaugurer une série de quatre volumes sur l’art et la pensée de Rousseau par la plus spirituelle et la plus impartiale des biographies.

Mais ici encore, il reste beaucoup à faire. Si certains épisodes de la vie de Jean-Jacques sont aujourd’hui bien connus, et dans le détail ; si, pour ne parler que des travaux les plus récens, Edouard Rod, dans son Affaire J.-J. Rousseau, a définitivement raconté, semble-t-il, les démêlés du citoyen de Genève avec sa patrie, si M. Louis-J. Courtois a consacré au Séjour de Rousseau en Angleterre une monographie précise et très fouillée, d’autres épisodes, et les plus célèbres et les plus décisifs, ne sont pas encore élucidés. Il semblerait même que l’abondance des études qui se sont déjà accumulées autour d’eux, détournât les travailleurs de ces sujets, en apparence rebattus. Ainsi, de tous les drames dont Jean-Jacques a été à la fois l’auteur