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un peu trop emphatique, de Jean-Jacques à l’égard de l’argent. Il a écrit quelque part, et très justement : « L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté, celui qu’on pourchasse l’est de la servitude ; » mais, parmi les riches, sa susceptibilité populaire lui fait exagérer les formules, et parler de l’argent comme d’une « souillure. » Les fréquentations mondaines ne font qu’irriter chez lui cette antipathie instinctive du prolétaire contre « tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple. » Comme il ne peut s’assimiler les usages et la courtoisie habile des salons, il érige en vertu sa maladroite rusticité ; il se pare de « cette hardiesse généreuse, qui, pour bien faire, secoue quelquefois le puéril joug de la bienséance, » et il aime proclamer que, « dans beaucoup d’occasions, les insultes et la brutalité du peuple sont plus honnêtes que la bienséance des gens polis. « C’est alors qu’il maudit à pleine bouche le luxe, les arts et la civilisation corruptrice ; c’est alors qu’il sent bouillonner au dedans de lui la plus vertueuse indignation contre l’inégalité des richesses et « la dureté des grands, » qu’il rêve de fuir le tumulte artificiel des villes, de retrouver la bonté et la simplicité naturelles dans une existence patriarcale, et de se refaire une âme primitive dans l’apaisement et l’innocence des champs. C’est alors qu’il laisse échapper dans ses livres ces appels révolutionnaires, où l’on sent passer un tel accent de révolte, un tel désir d’affranchissement, de solitude et de nature. Mais ce qu’il ose écrire, il n’ose pas le dire ; ce qu’il ose rêver, il n’ose pas le conseiller, et lui-même n’a pas le courage d’aller jusqu’au bout de son idéal. C’est que cet insurgé est un timide, un paresseux, qui fuit la lutte et l’effort, l’effort de l’acte, comme celui de la réflexion. Nul, d’ailleurs, ne s’est mieux connu et n’a su trouver des formules plus précises et plus subtiles pour caractériser cette impuissance d’agir : « Jamais, écrit-il, il n’exista d’être moins formé pour l’action… Cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre me vient moins d’orgueil que de paresse, mais cette paresse est incroyable : tout l’effarouche. » Il a retourné cet aveu sous mille formes, et il a reconnu de fort bonne grâce qu’il était tout le contraire d’un héros ou d’un saint. Quand donc il a dit et répété, avec une audace solennelle et ingénue, qui a si fort scandalisé : « Aucun ne fut meilleur que moi, » — il voulait dire seulement que, dans aucune âme, la Nature n’avait fait entendre des appels plus purs ni plus vrais,