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les exigences du Ministère, les courses à Versailles, il me reste à peine trois heures par jour, en admettant que je me lève à 7 heures, et il faut tout prendre là-dessus, les courses indispensables, l’étude, le travail. Je n’ai jamais plus senti le besoin de compléter mes études, de renouveler mon fonds, je sens chaque jour mieux ce qui me manque, ce que je pourrais acquérir, et je juge du chemin à faire d’après le parcouru. En même temps, je n’ai jamais senti une plus grande activité d’esprit, un plus grand besoin de produire, — romans et articles ; — j’en ai plein la tête. Outre que le temps me manque, je me modère. Il ne faut pas écrire à jet continu, sans quoi on s’use. Il faut donc ménager ces trois heures précieuses comme on ménagerait des journées, mais on avance lentement, et le temps le plus précieux se perd.

Que ces gens sont maladroits ! Qu’ils comprennent peu la mesure !

Je suis, au fond, si facile, si accommodant, et l’on tirerait si bon parti de moi si on ne me demandait pas trop...

Je t’ai parlé de mon projet, le Secret du docteur Egra. — Il est achevé maintenant, il ne lui manque plus que le temps de naître, et je m’y mettrais, surtout si la Falaise réussit. C’est toujours de ce côté que je m’en vais le plus volontiers, et si je vaux quelque chose, je ne pourrai peut-être pas y être sans influence. Je sens quelque vent dans l’air qui nous pousse tous et auquel il faut tendre les voiles. Tous les moules, toutes les formes sont usées. Il faut apporter des sentimens plus vifs et aussi une tenue plus haute des idées dans les œuvres d’art. Il faut être vrai et réagir pourtant contre les réalistes qui en se décomposant aboutissent aux grivoiseries. Il ne faut pas prêcher la morale avec des mots à double sens, des images polissonnes et des métaphores érotiques. Il faut donner aux gens quelque dégoût de ce qui est bas, quelque désir de ce qui est sain. Il faut toucher, il faut être simple, il faut sentir la nature, écouter battre les cœurs ; il faut charmer et distraire les âmes d’elles-mêmes et des vulgarités où nous barbotons... il faut, il faut trouver un filon nouveau, une étincelle, un coin de ciel, suivre une étoile, fût-ce une étoile filante... Mais que de peines, que de défauts ! quand on aime un peu son art ! J’ai relu du Racine, j’ai relu du Virgile : du Virgile ! Ah ! mon ami, je voudrais en lire toujours, et Lucrèce... et j’en lis vingt vers en trois mois.