Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manières d’un converti, qui se méfie de soi et continue de se châtier.

Voire, il se tarabuste : il n’en est que plus émouvant.

Pour être sûr de ne pas céder au vieil homme, si romantique, il a recours aux contraintes les plus sévères et à l’exil, à cette sorte d’exil véritable qu’est l’exotisme. S’il demeurait chez lui, dans ses entours, dans le paysage familier qu’il a peuplé de sa tendresse et de son rêve, il résisterait mal aux tentations débiles où la sympathie vous engage. Il s’est éloigné ; il a campé, avec son art, dans les pays étrangers ou hostiles, dans les pays d’Hamilcar ou d’Homais, chez les Carthaginois ou les bourgeois. Là, il ne craignait rien ; là, il avait la certitude de ne pas se confondre avec la nature environnante, de ne pas mêler son âme à d’autres âmes et de n’être pas dupe des faciles incarnations, des avatars auxquels s’amuse un mol esprit. Il se cantonnait, à l’écart ; telles furent ses précautions.

Et il est dans toute son œuvre, sans doute. On l’y devine ; même, on l’y voit. Mais il y est comme l’art le plus impersonnel l’y voulait : U y est l’artiste ; il y est l’intelligence qui choisit et qui ordonne les fragmens et les symboles de la réalité.

Son œuvre contient une somme abondante de réalité. Après la publication des Trois contes, Taine lui écrivait : « Votre calme, votre perpétuelle absence est toute-puissante ; comme disait Tourguéneff, cela coupe le fil ombilical qui rattache presque toujours une œuvre à son auteur. À mon avis, le chef-d’œuvre est Hérodias… Hérodias est la Judée trente ans après Jésus-Christ, la Judée réelle, et difficile à rendre, parce qu’il s’agit d’une autre race, d’une autre civilisation, d’un autre climat. Vous aviez bien raison de me dire qu’à présent l’histoire et le roman ne peuvent plus se distinguer. Oui, à condition de faire du roman comme vous. Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan ; pourtant vous savez si j’admire ses Apôtres, son Saint Paul et son Antéchrist. Mais la totalité des mœurs, des sentimens, du décor ne peut être rendue que par votre procédé et votre lucidité. » Sa lucidité, ne la devait-il pas à la rigueur de son procédé, à cette règle d’ « absence » qu’il observait ? La réalité profonde de Salammbô, M. Bertrand (je l’ai dit) l’a fort bien montrée ; puis il a présenté, très justement, Flaubert comme un de ces hommes de grande et forte culture à qui la connaissance des temps et de l’espace permet de prendre et de posséder les plus larges portions d’humanité authentique, peuples et individus, la vie et la pensée : dans la troisième partie de la Tentation, le dialogue du diable et de saint Antoine déroule tout le spinozisme