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encore les moins arbitraires de tous et les moins « subjectifs, » aux vieux procédés, trop délaissés, de l’analyse littéraire.


I

Par haine contre Roland, Ganelon convient avec les Sarrasins qu’à tel jour, en tel lieu, ils dresseront une embuscade : il s’arrangera pour que Roland, les douze pairs, et, avec eux, les meilleurs barons de Charlemagne tombent dans le piège, et ils y tombent en effet. Dans la vallée de Roncevaux, au lieu choisi par le traître, ils sont massacrés jusqu’au dernier. Charlemagne, venu trop tard à leur secours, venge du moins leur mort.

On peut résumer en ces termes la Chanson de Roland, et il suffit de la résumer ainsi pour mettre en évidence la vulgarité de ses données. Qu’une troupe en campagne se laisse surprendre par un ennemi embusqué, quoi de plus banal dans la réalité comme dans les romans ? et qu’un traître l’ait jetée en ce guet-apens, c’est le plus grossier des ressorts. Dès l’instant où le traître annonce qu’il trahira, nous sommes en défiance contre le conteur ; car nous voyons où il veut nous mener : il veut que nous haïssions le traître et que nous plaignions ses victimes, et, sachant d’avance qu’en effet il nous faudra en passer par là, nous haïrons donc le traître et nous plaindrons ses victimes, mais non sans un certain mépris pour le conte et pour le conteur. Il en est ainsi chaque fois que la poésie met en scène des malheureux accablés par une destinée fatale et qui ne peuvent rien que la subir. Précisément parce que de tels personnages sont pitoyables par nature et par définition, nous les renvoyons au public des théâtres de mélodrame ou au public de la librairie de colportage ; nous en voulons à la poésie de spéculer sur notre apitoiement presque nécessaire, donc vulgaire, de frapper par un calcul trop sur à des sources de pathétique trop faciles à ouvrir, et dans le moment même où nous cédons à l’émotion qu’elle réclame de nous, sachant du moins la qualité de cette émotion, plus ou moins obscurément nous nous reprochons d’y céder.

Il a pu exister, — et comment démontrerait-on le contraire ? — une Chanson de Roland, plusieurs Chansons de Roland, si l’on veut, qui ne furent que cela, rien que ce grossier mélodrame. Un tel mélodrame est de tous les temps, n’est d’aucun temps, est à tous, n’est à personne, n’est rien. Mais le poème de Turold