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de leur roi. Mieux encore, Turold n’a pas seulement achevé son exposition, nous sommes en plein dans l’action : Roland, qui conseille la guerre à outrance, est aux prises avec d’autres barons, Ganelon, Naime, qui ouvrent l’avis, non moins noble et peut-être plus sage, d’envoyer à Marsile un négociateur. Et mieux encore, le poète a déjà sinon tracé, du moins indiqué, des caractères : déjà nous distinguons Turpin, Naime, et les figures jumelles et diverses de Roland et d’Olivier : avoir les barons, d’un élan si fier, s’offrir tour à tour pour porter le message périlleux, et Charles trembler pour chacun d’eux, à sentir quelle tendresse les lie les uns aux autres et les lie tous au vieux roi, nous connaissons les dispositions de leurs cœurs, quand soudain une querelle éclate.

Parmi les barons, Roland a cherché, pour le désigner à Charles comme messager, le plus vaillant, le plus sage : il a trouvé Ganelon. Il pense lui faire honneur, et tous le comprennent ainsi, et Ganelon lui-même le comprendrait ainsi, si un autre que Roland l’avait désigné ; mais il se méprend, il croit que Roland veut sa mort, et sa méprise vient de ce qu’une haine obscure, ancienne, dont lui-même ne sait pas encore toute l’intensité, l’anime contre son fillâtre :


« Francs chevaliers[1], dit l’empereur Charles, élisez-moi un baron de ma marche, qui porte mon message au roi Marsile. » Roland dit : « Ce sera Ganelon, mon parâtre. —Certes, il le fera bien, disent les Français ; lui écarté, vous n’en enverriez pas un plus sage. » Or le comte Ganelon en fut rempli d’angoisse. Il rejette de son cou sa grande fourrure de martre et reste en son bliaut de soie. Ses yeux sont vairs, fière est sa face, beau son corps, large sa poitrine. Il est si beau que tous ses pairs le regardent. Il dit à Roland : « Félon, quelle frénésie te prend ? Oui, je suis ton parâtre, on le sait bien, et voici que tu m’as « jugé » pour aller vers Marsile. Si Dieu permet que je revienne de là-bas, j’attirerai sur toi tel dommage, qui durera autant que ta vie. » Roland répond : « J’entends paroles d’orgueil et de folie. On le sait, que je n’ai cure d’une menace ; mais il faut pour cette ambassade un homme sage ; si le Roi le veut bien, je suis prêt à la faire à votre place. « 

Ganelon répond : « Tu n’iras pas à ma place. Tu n’es pas mon vassal, ni moi ton seigneur. Charles me commande pour son service : j’irai donc vers Marsile à Saragosse ; mais, avant que je n’apaise ce grand courroux où tu

  1. Vers 274 et suiv. Nous aimerions rester fidèle au précepte de Joachim du Bellay de « ne traduire les poètes ; » nous traduirons pourtant les quatre scènes qui, dans la Chanson de Roland, nous semblent être les pivots de l’action, parce que nous tenons à ce qu’on voie bien, et jusque dans le détail, comment nous les comprenons.