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mille à l’instant (v. 1006) où ils entendent au loin retentir les trompes sarrasines :


Dist Olivier : « Sire cumpainz, ço crei,
De Sarrazins purum bataille aveir. »
Respont Rollanz : « Et Deus la nus otreit ! »
Ben devuns ci ester pur nostre rei.
Pur sun seignor deit hom suffrir destreiz
Et endurer et granz chalz et granz freiz,
Sin deit hom perdre et del quir etdel peil.
Or guart chascuns que granz colps i empleit ;
Maie chançun ja chantée n’en seit !
Paien unt tort et chrestien unt dreit.
Malvaise essample n’en serat ja de mei. »


Turold a bien discerné ces trois motifs ; mais, quand une fois il les a dûment exploités, il semble qu’il n’ait plus qu’à achever son poème, l’action étant finie. L’infélicité de son sujet l’exige. Du moment que Charles s’est éloigné, nous savons le dénouement ; nous sommes déjà au dénouement. Il est entendu que les vingt mille mourront jusqu’au dernier, et bravement, et nous n’attendons plus rien que le récit d’une vaste tuerie. Si le poète invente des péripéties propres à la prolonger, s’il imagine, par exemple, que les chrétiens, tour à tour repoussant les païens et repoussés par eux, passent par des alternatives d’espoir et de découragement, toute invention de cet ordre, n’étant qu’un artifice, fera longueur ; et s’il s’applique à décrire ce qui se passe dans les cœurs des personnages, à dire leur regret de la vie, leur espoir de la récompense céleste, leur exaltation progressive aux approches de la mort, ce seront de beaux thèmes, sans doute, mais rien que des thèmes lyriques. Les vingt mille sont à Roncevaux des emmurés, des « entombés. » Dès le moment où des martyrs sont livrés aux bêtes dans le cirque, le poète épique comme le dramaturge n’a plus qu’à, les abandonner : l’action est finie.

Il est vrai que l’on peut imaginer, par une combinaison facile, que la route n’est point fermée derrière les Français, que Roland est le maître de rappeler Charlemagne, s’il lui plaît, soit par un messager, soit par la voix de son cor. Mais de quoi pourra servir une telle invention ? Si Roland use de la faculté qu’il a de rappeler Charles, les Sarrasins n’auront plus qu’à fuir, et le drame tournera à la comédie.