Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont précédé celle de Racine, et que Racine les a exploitées ; pareillement, avant Turold, un autre poète moins doué a pu, j’en conviens, essayer le sujet.

A quoi donc a tendu notre analyse ? 1° A montrer qu’il n’y a dans le poème de Turold nulle trace de « cantilènes » antérieures et que la théorie de la lente élaboration de la Chanson de Roland à partir du VIIIe siècle, à travers des versions du VIIIe, du IXe, du Xe siècle, est sans base ; 2° à décourager les critiques qui se servent du poème de Turold pour rebâtir ses modèles hypothétiques. Racine a exploité les plus anciennes Iphigénie ; mais, pour des critiques littéraires ou pour des philologues qui, transportés dans une ile lointaine, ne connaîtraient que son Iphigénie et ne conserveraient nul espoir de se procurer des versions plus anciennes, qui n’auraient même nul témoignage de leur existence, ce serait temps et peine perdus que d’essayer de les reconstruire ; ce qu’ils reconstruiraient n’aurait nulle chance de ressembler à l’Iphigénie de Rotrou ni à celle d’Euripide. Et quand ils auraient accumulé les combinaisons conjecturales et les systèmes, celui-là serait dans la vérité qui viendrait leur dire : « Chassez enfin cette obsédante préoccupation des versions antérieures : elle est stérile. Prions les dieux qu’ils nous les révèlent ; en attendant, puisque nous avons du moins ce peu de chose, l’Iphigénie de Racine, tâchons de nous contenter de ce peu de cho.se. Elle offre assez de cohérence et d’harmonie pour qu’en tout état de cause, il apparaisse que Racine a repensé les versions antérieures ; les repensant, il les a recréées. Recréer et créer sont termes exactement synonymes. N’appelons pas Racine « le dernier rédacteur, » le « remanieur, » mais, de préférence, le « poète. » C’est ce que je dis de la Chanson de Roland : ce qui en fait la beauté, comme de l’Iphigénie de Racine, c’en est l’unité, et l’unité est dans le poète, en cette chose indivisible, que jamais on ne revoit deux fois, l’âme d’un individu.

Assurément cet individu n’a pas inventé la Chanson de Roland brusquement et de toutes pièces ; au contraire, plus notre analyse aura fait apparaître que le poème de Turold relève d’un art déjà complexe, plus elle aura rappelé qu’un genre littéraire ne débute point par son chef-d’œuvre et que Turold eut des modèles, trouva une technique constituée avant lui. Mais la question est de savoir si, pour susciter ces modèles et pour constituer cette technique, trois siècles, cinq siècles furent nécessaires,