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de la nation, son génie, si l’on veut, qui est le véritable auteur. Le poète n’est que l’écho harmonieux, je dirais presque le scribe qui écrit sous la dictée du peuple, qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves.


Je dirai au contraire : J’aimerais savoir le nom de l’auteur de la Chanson de Roland, en toutes lettres et syllabes, son pays, sa condition, etc., comme j’aimerais en savoir toujours plus long de la vie de Racine, et pour les mêmes raisons ; Turold fut pour peu de chose dans la Chanson de Roland, sans doute : comme Racine fut pour peu de chose dans Iphigénie, mais pour autant. Certes son œuvre, comme celle de Racine, ne s’explique que par la collaboration et la complicité de son temps, et c’est pourquoi nous nous appliquerons de tout notre effort à la replacer en son temps, à évoquer à cet effet certaines circonstances historiques, à rappeler les faits psychologiques généraux qui suscitèrent, en la même période que la Chanson de Roland, les croisades d’Espagne, puis les croisades de Terre-Sainte. Mais ne tombons pas dans les théories qui veulent partout mettre des forces collectives, inconscientes, anonymes, à la place de l’individu. Un chef-d’œuvre commence à son auteur et finit à lui.

A peine si nous savons le nom du poète de la Chanson de Roland. Du moins nous savons qu’il vécut à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe siècle, au temps des dernières croisades d’Espagne et de la première croisade de Terre-Sainte. C’est l’esprit de ce temps qui inspire et soutient son œuvre. La primitive Chanson de Roland ne peut dater que de ce siècle au plus tôt : et si nous n’en sommes pas à vingt ans près quand il s’agit de dater une chanson de geste, encore vaut-il mieux ne pas l’antidater de trois siècles.

A peine si nous savons le nom de l’auteur de la Chanson de Roland : du moins nous savons qu’il fut un « Franc de France, » et nous retrouvons en son œuvre ce qu’il y a de plus spécifiquement national en notre poésie, le sens classique des proportions, la clarté, la sobriété, la force harmonieuse. Nous y reconnaissons l’esprit de notre nation, aussi bien que dans l’œuvre de Corneille. Ce Turold qui, voilà huit cents ans, a trouvé pour notre patrie la caresse de ces noms « douce France, » « France l’assolue, » c’est-à-dire « la libre, » nous témoigne avec quelle simplicité s’est faite l’unité française. Sa « douce France » est précisément la nôtre, avec les Lorrains comme aujourd’hui, avec les Gascons, avec les Normands, avec les Provençaux