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Car, au temps où les hommes et les femmes s’habillaient avec des étoffes dont il fallait des mois pour fabriquer un mètre à la main, il était naturel que l’Église, l’État, la Monarchie, l’Aristocratie, toutes les puissances de l’époque s’efforçassent d’imposer ces modèles peu nombreux, d’empêcher les changemens de goût trop fréquens et l’invasion des modèles étrangers, afin d’assurer du pain et du travail aux corporations et aux congrégations qui en vivaient. Et comment pouvaient-ils les imposer, si ce n’est en persuadant aux hommes que ces modèles étaient beaux, très beaux, incomparablement beaux ? Mais cela aussi n’était qu’une opinion retournable, comme vous dites, ingénieur. Et le fait est que personne ne la professe plus, maintenant que la machine fabrique rapidement et varie avec facilité. Donc, à mesure que la machine a triomphé, toutes les puissances du monde se sont désintéressées des industries textiles ; les fabricans ont été obligés de devenir les serviteurs de leur maître, le public, et chacun a conquis la liberté de juger de la beauté des étoffes selon son propre goût, fin ou grossier, raisonnable ou extravagant. Aujourd’hui, tel aime une étoffe et tel en aime une autre ; les jugemens varient, mais nous ne nous querellons plus et nous ne fondons pas des chaires d’esthétique pour savoir qui a tort ou raison. Chacun achète l’étoffe qui lui agrée, en jouit à sa manière, l’emploie comme il veut, l’use, la jette et l’oublie.

Il se tut un instant et il attendit.-

— Va pour les étoffes, les vêtemens et les meubles ! répondit Cavalcanti, après un moment de réflexion. Mais, au-dessus de ces industries-là, il y a les grands arts.

Alverighi lui coupa la parole.

— Même dans les arts supérieurs, déclara-t-il, ce que les sots appellent décadence n’est que l’affranchissement des intérêts sociaux, affranchissement opéré par le progrès. Voulez-vous vous en convaincre ? Tournez pour un instant les yeux vers l’Amérique. Les Européens aiment à répéter que les Américains sont des ânes bâtés d’or. C’est possible ; mais pourtant l’Amérique est, comme vous disiez, l’autre soir, un champ ouvert à tous les arts, à toutes les écoles, à toutes les idées, à tous les styles, à toutes les cultures. N’est-il pas vrai que nous achetons tous les livres de l’Europe, que nous payons généreusement ses conférenciers, ses musiciens, ses auteurs, ses acteurs, ses chanteurs,