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un tant soit peu arrogante… peut-être. Je réserve mon jugement. Il faudra voir. Cependant, revenons à Underhill. Je suppose qu’il a eu l’honneur d’être invité à diner chez vous après avoir réussi à se faire élire président du Great Continental ?

— Précisément. Vous savez sans doute qu’avant cette élection aucun des magnats de la finance américaine n’aurait consenti à traiter Underhill comme un égal. Personne ne voulait de lui à ce haut poste. Mon mari, je l’ai su depuis, était un des plus acharnes. Mais Underhill fit tant et parla si fortement qu’il emporta la place. Ce fut à cette occasion que les principaux intéressés dans ce chemin de fer donnèrent chacun un grand diner, pour fêter la paix. Quant à moi, je ne me suis jamais occupée des affaires de mon mari ; aussi avais-je attribué peu d’importance à ses paroles. Mais, deux jours avant le diner, je rencontrai Otto Kahn. Vous le connaissez, je crois. La banque Kahn Loeb était engagée, elle aussi, dans l’entreprise du Great Continental, et, en causant, je dis à Otto Kahn que je recevrais à diner un certain Underhill. « Un certain Underhill ! me répondit-il en riant. Mais, dans quelques années, il sera le Napoléon de la finance américaine. Cet homme-là étonnera le monde ! » Or, savez-vous quelles furent les paroles de mon mari, quand je lui rapportai le propos d’Otto Kahn ? « Ce Kahn n’a pas le sens commun ! » Mais cela n’est rien. Le plus comique, c’est qu’ensuite… Ah ! quand j’y repense…

Et elle éclata de rire.

— Vous qui croyez que tous les banquiers sont des lions, reprit-elle, écoutez ceci. Quelque temps après le diner, mon mari rentra un jour à la maison avec une mine !… Il était hors de lui. J’avais à peine eu le temps de lui demander s’il se sentait malade, quand il s’écria : « J’avais bien dit qu’il était fou, fou, fou à lier ! » Et il assénait des coups de poing sur la table, allait brusquement d’un fauteuil à un autre, renversait des livres. Le fou, c’était lui-même, et Hon pas Underhill. Car il voulait parler de celui-ci. Or savez-vous ce qui était arrivé ? Underhill était allé faire une tournée d’inspection sur le Continental, afin d’étudier les mesures qu’il conviendrait de prendre pour remettre d’aplomb ce chemin de fer depuis tant d’années en déconfiture ; il était resté quinze jours sans donner de ses nouvelles ; et, au bout de quinze jours on avait tout à coup reçu de lui un télégramme ainsi conçu : « Il faut trente millions de dollars. »