Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disparaissait presque dans les vastes plaines, était comme absorbée par l’immensité des continens ; et, de toute nécessité, elle se massait sur le pourtour des terres, sur leur marge quasi filiforme. Voilà pourquoi, madame, tant de civilisations antiques fleurirent, comme vous le faisiez remarquer, sur des territoires exigus et stériles, tandis que les régions les plus fertiles, celles-là mêmes sur lesquelles l’homme aurait pu se multiplier et multiplier à l’infini les richesses du monde, restaient à peu près désertes. Mais aujourd’hui, le miracle est advenu ; et ne me forcez pas de répéter qu’il n’est pas vrai que les peuples sérieux de l’Europe aient renoncé à imposer leurs arts à l’admiration du monde, puisque la France raffine les élégances d’une civilisation exquise. Mais de ces élégances le monde ne sait plus que faire. Dans l’Amérique, l’homme a appris à entrer en lutte avec d’énormes continens, et désormais il doit conquérir l’Asie, l’Afrique, l’Australie. Dévier le Niger et le jeter dans le Sahara, voilà ce qui vaudrait beaucoup mieux pour la France que de conserver les traditions de la bonne cuisine ou de la sculpture classique. Cela, c’est le vrai progrès, celui qui peut être mesuré mathématiquement : — superficies cultivées, chevaux-vapeur, population, nombre et puissance des machines, rapidité des trains, statistiques d’importation et d’exportation. — Deux et deux font quatre : voilà une vérité que personne ne révoquera en doute, j’imagine !

Rosetti écoutait, grave, attentif, en frisant sa petite barbiche avec le pouce et l’index. Lorsque l’avocat eut terminé, il le considéra quelques instans en silence ; puis, d’un air placide et d’une voix un peu basse :

— Si je vous ai bien compris, répondit-il, nous n’aurions du progrès qu’un concept quantitatif, s’exprimant par des nombres. Telles sont, ce me semble, vos idées, traduites dans le langage des philosophes. Quant aux qualités des choses, par exemple la beauté et la bonté, elles ne seraient pas susceptibles de mesure précise, ni non plus, par conséquent, de comparaisons certaines. Or le progrès suppose nécessairement un plus et un moins ; donc...

— C’est tout à fait cela ! approuva AIverighi. Nous sommes d’accord.

— Donc, poursuivit Rosetti, tant que les hommes ont voulu raffiner la civilisation, c’est-à-dire améliorer la qualité des