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beauté qui dépend de l’intérêt. Cette idée, chacun se la façonne à sa guise, selon son bon plaisir. Pour un philosophe, l’indice du progrès sera l’accroissement du nombre des têtes qui s’intéressent aux grands problèmes de la métaphysique ; pour un cordonnier, ce sera la diminution du nombre des pieds déchaux ; pour un marchand de thé, ce sera la multiplication des five o’clock. Vous avez démontré que notre époque est la plus progressive qu’on rencontre dans l’histoire ; mais, en retournant vos argumens, on pourrait tout aussi bien soutenir que nous sommes en décadence. Vous disiez tout à l’heure que les États-Unis sont jeunes et que la France est vieille. Et si je renversais votre thèse ? S je soutenais que, pour un peuple, il vaut mieux être vieux qu’être jeune ?

— C’est ce que je serais curieux d’entendre, dit Alverighi avec une incrédulité mêlée d’impatience et de sarcasme.

— Cela ennuyerait les personnes présentes, objecta Rosetti. Nous protestâmes que cela ne nous ennuierait pas du tout ;

et, tandis qu’Alverighi se taisait, Rosetti, après s’être défendu quelques instans, céda.

— Que les Etats-Unis soient jeunes, qui pourrait en douter ? commença-t-il. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à la rapidité de leur développement. En cinquante ans, par les armes, par les machines, par le peuplement, par la langue, ils ont soumis à leurs lois et à leur civilisation un continent vaste comme l’Europe. Et ils s’accroissent encore : ils pénètrent par la force de l’argent au Mexique, par l’immigration au Canada ; en un clin d’œil, par delà le Pacifique, ils ont agrippé les Philippines, et, des Philippines, ils surveillent le Japon, observent l’empire chinois. Mais la France, au contraire ! On dirait qu’elle ne réussit pas à sortir de son étroit territoire ; elle y végète, comme le revendeur dans sa petite boutique, en fabriquant quoi ? des vêtemens de femme, des corsets, des chapeaux, de la parfumerie, des peignes, des bijoux et autres frivolités, bagatelles et fanfreluches, — pour ne point parler de certaines de ses ressources qui sont pires que frivoles ! — Elle cultive les arts, c’est vrai ; admettons même, si vous voulez, qu’elle les cultive d’une admirable façon, quoique... Mais, en fin de compte, le monde a droit d’exiger d’un peuple de quarante millions d’hommes autre chose que des statues, des tableaux, des meubles élégans, surtout quand ce peuple possède un vaste empire colonial.