Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/367

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Or la France... Que fait la France de ses colonies ? Elle se contente de les couver amoureusement des yeux, mais comme un amant timide, sans oser y toucher ; elle conçoit mille projets, les abandonne, les reprend ; et finalement elle se résout à en exécuter un, mais avec quelle prudence, grand Dieu ! C’est dans mille ans peut-être que cet empire-là sera un empire. Ah ! si c’étaient les Américains ! La France se dépeuple, tandis que les États-Unis, en une seule année, ont reçu de l’Europe et de l’Asie jusqu’à un million d’hommes et ont donné à tous du travail. Vous me dispenserez d’insister sur l’indiscipline qui, en France, s’infiltre dans toutes les classes sociales, et sur le vice de l’alcoolisme, et sur l’accroissement de la criminalité. Mais les conflits religieux et philosophiques ? En Amérique, religions, sectes et doctrines vivent en paix : Chicago, la ville du blé et des porcs, a convoqué, au cœur des immenses et fécondes plaines de l’Ouest, les religions à un congrès universel. La France au contraire est une nouvelle Byzance : les catholiques, les protestans, les juifs, les francs-maçons, les libres penseurs, les socialistes, les anarchistes s’y combattent furieusement à propos de Dieu, de la justice, de l’État, de la morale, des principes de l’éducation ; et cela signifie que la France n’a plus ni religion, ni justice, ni État, ni morale, ni éducation. Pourquoi ? Parce qu’elle vieillit ; parce qu’au lieu de prendre part à cette nouvelle et magnifique geste qui est la conquête de la terre, elle se claquemure dans son coin pour disputer sur des problèmes insolubles. L’Amérique, elle, conquiert le monde ; elle travaille et elle est tolérante ; au lieu de disputer, elle poursuit son œuvre.

— Tout cela me paraît vrai, très vrai ! dit Alverighi.

Rosetti ralluma son cavour, qui s’était éteint pendant qu’il parlait ; et, lorsqu’il eut agité en l’air son allumette, pour l’éteindre :

— Tout cela vous paraît vrai ? continua-t-il. Attendez un moment, et je renverse tout. Je ne veux pas nier que les États-Unis aient fait de grandes choses ; mais par quels moyens, s’il vous plaît ? Leurs quatre-vingts ou quatre-vingt-dix millions d’hommes, — je ne sais pas le nombre exact, — ont besoin d’être au large. Neuf millions de kilomètres carrés, — un territoire plus vaste que l’Europe ! — ne suffisent pas à cette population : elle ronge le Mexique et le Canada, elle a pris les Philippines et elle a des visées