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il est juste, — je dis autant que ; car ce n’est qu’à peu près, — de tenir Vigny pour le père des symbolistes, autant, juste autant, il est exact de considérer Sully Prudhomme et M. Haraucourt comme leurs frères. On sait assez qu’il arrive souvent à des frères d’être brouillés ; cela n’empêche point le parentage.

Il aurait fallu étudier aussi la question des renégats, des apostats, et pourquoi tels, comme Moréas et M. de Régnier, après avoir commencé par le symbolisme (du moins pour ce qui est de la forme) se sont ramenés aux procédés classiques et traditionnels. Je ne me flatte pas d’en avoir tiré distinctement les raisons. Pourtant, et si cela était vrai, ce serait bien important, il me semble que chez des poètes et versificateurs très bien doués, il n’est pas très étonnant que la pratique du vers libre ramène à la pratique du vers fixe. Il va sans dire que rien n’est plus difficile au monde que d’être très bon en vers libres. Créer continuellement son rythme et le créer juste, c’est un merveilleux tour de force. Or cela rend excellemment expert et habile à se servir du rythme consacré, avec aisance et souplesse et en lui donnant de la souplesse et de l’aisance ; cela rend très adroit à user, pour se servir de la terminologie de M. Barre, non plus du « vers libre, » mais du « vers libéré. » Oui, mais reste encore : pourquoi y venir ? pourquoi le préférer ? Parce que, à sentir que l’on en est maître, on prend pour lui beaucoup d’affection et on le trouve très beau. On estime infiniment le travail intelligent et très artistique qui consiste à rendre souple une matière (ou un moule) rigide et à faire produire au vers fixe tous les effets du vers indépendant. C’est plus beau, non parce que c’est plus difficile ; j’ai dit que ce n’est pas plus difficile, et j’y tiens ; mais parce que cela semble plus difficile et est comme un petit mystère de l’art.

Reste que le poète, qui a commencé par le vers libre et qui est revenu au vers fixe, gardera pour sa prose les procédés dont il a acquis la maîtrise dans ses exercices de vers libre. On a dit souvent que personne n’écrit mieux en prose que celui qui a écrit longtemps en vers. Cela dépend : celui-ci qui a écrit en vers strictement traditionnels écrira, je crois, assez mal en prose ; celui qui a écrit en vers assouplis et « libérés » écrira en prose tout à fait bien. De même celui qui s’est exercé, sérieusement et avec succès, au vers libre, écrira supérieurement en vers traditionnels et aussi, en prose musicale. Ajoutez, et ce