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Handel répondit, avec un calme glacé :

— Oui, c’est vrai ! Mais cela est mon affaire, et je n’ai pas à m’en occuper avec vous !


Longuement la discussion, la querelle se poursuit, entre l’inflexible magistrat protestant et le vieil abbé. Mais peu à peu les forces de ce dernier s’épuisent ; et soudain les assistans le voient se pencher en avant, s’affaisser lourdement sur l’épaule du prieur.

Le frère Cyrille courut allumer le cierge des agonisans : on vit passer sa lueur vacillante, comme un oiseau égaré, à travers la cellule maintenant tout envahie de ténèbres. Le frère infirmier s’élança vers la porte, et, d’une voix angoissée, cria au sacristain, qui attendait dans le corridor :

— Vite, sonnez la cloche ! Faites apporter les sacremens ! Le père abbé est in extremis !

Et presque aussitôt la voix grêle de la cloche de primes fit entendre sa plainte ; et dans les cloîtres silencieux s’éleva une rumeur pareille à celle d’une cité de morts brusquement réveillée.

Le frère Albert alla au foyer, prit des cendres refroidies, les jeta sur le sol ; et puis, avec l’aide du frère Cyrille, il étendit le mourant sur ce lit de cendres. Puis Albert souleva la tête blanche de l’abbé, et se mit à réciter le Credo. Au moment où il disait : Et unam sanctam catholicam, une voix à peine sensible répéta le mot : sanctam ! Après quoi, la poitrine du vieil abbé se gonfla, une fois encore, et retomba ; ses membres décharnés se raidirent sous le cilice. L’abbé de Garsten, l’homme de la prière et de la lutte, avait cessé de vivre.

Handel s’était retiré dans un coin de la cellule, en voyant approcher les derniers instans de l’abbé ; et il avait fait signe à son fils de le suivre. Mais le jeune Handel, avant de le rejoindre, n’avait pu s’empêcher de regarder encore le cadavre étendu sur les cendres, avec un mélange de pitié et d’horreur.

— Pas même un oreiller, ils ne donnent pas même cela au malheureux vieillard ! C’est inouï ! Merci bien pour une religion comme celle-là !

Le frère Albert l’avait entendu.

— Mourir pauvre comme le Christ, dit-il, est le plus précieux des honneurs ! Ceux qui ne le comprennent pas devraient au moins s’abstenir de railler.

Le jeune homme ainsi réprimandé se mordit les lèvres. « Ce méchant porte-soutane a l’audace de me faire la leçon ! » Il avait hâte de s’enfuir d’une atmosphère qui l’étouffait. Mais son père ne semblait pas pressé de partir. Debout, les bras croisés, il se tenait là dans l’obscurité, regardant passer des moines avec des cierges, de pâles novices, des vieillards au dos voûté. Leur psalmodie remplissait la grande cellule vide. Tous avaient ramené leurs capuchons très bas, sur leurs visages. L’un d’entre eux agitait un encensoir, et de petits nuages blancs s’élevaient çà et là.

Mais la pensée de Handel ne suivait pas son regard. Sans arrêt, elle allait à l’homme qui venait de mourir. Son fils s’approcha de lui et lui demanda : « Eh bien ! parlons-nous ? » Mais il ne reçut point de