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— Il est bien bon que tu penses à la détresse de Notre-Seigneur, dit-il d’une voix étrangement remuée. Mais tout l’argent que l’on te remettra, donne-le au P. Ertelius, car pour ce qui est de moi, je vais partir tout à l’heure pour Admont !

— Comment cela ? demanda-t-elle, surprise et visiblement effrayée. Le vénéré père a-t-il loué une voiture, pour faire tant de lieues, et par ce mauvais temps, avec de la neige à hauteur d’homme dans les défilés de la Buchau ?

— Cela ne fait rien, je pars à cheval ! dit-il. Il faut que je parte, c’est mon ordre qui l’ordonne !

— Connaissez-vous le pays ? demanda-t-elle, avec une profonde expression de pitié dans ses grands yeux clairs pour ce moine qui allait, par obéissance, entreprendre un voyage aussi dangereux.

Et bien vite elle se met à chercher, dans ses souvenirs d’enfance, les quelques renseignemens utiles qu’elle pourra lui donner.

— Mon défunt père a eu souvent l’occasion de faire ce voyage, reprit-elle. Il faudra que le vénéré père prenne bien garde aux bornes de la route. Mon père nous disait aussi que, lorsqu’on a perdu son chemin dans la neige, on devait regarder de quel côté volaient les corbeaux, parce que, dans les grands froids, ils se dirigent vers les maisons. Au contraire, il ne faut pas regarder où courent les lièvres, parce que les lièvres, quand ils voient un homme, se dirigent vers les bois. A Lostein il faudra que le vénéré père s’arrête pour la nuit : il y a là une auberge, on l’appelle « chez Stiedelsbacher. » Mais quand le vénéré père arrivera dans la Buchau, qui se trouve tout près de mon cher pays, — et un sourire s’alluma dans ses yeux à ce souvenir, — là se croisent plusieurs routes, il faudra faire bien attention ! Que si c’est l’heure de midi, on y entend la cloche du couvent d’Admont, on l’entend à des lieues. Mais que si vous arrivez là-bas de nuit, il faudra regarder de quel côté une flamme rouge éclaire le ciel, parce que, dans les nuits sombres, toujours on brûle un feu sur le rempart du couvent.

Au dehors, la tempête redoublait de violence ; mais dans les paroles de l’enfant le frère Albert avait l’impression de voir fleurir le mois de mai.

J’aurais encore une grosse prière à vous adresser, mon vénéré père !

Ce serait, quand vous passerez auprès du cimetière de Saint-Amand, — c’est là qu’est enterré mon pauvre père bien-aimé, — de vouloir bien voir si le lierre s’y trouve toujours encore, que j’y ai planté !

— Mon enfant, répondit le frère Albert, si seulement je le peux, je ferai ce que tu désires. Mais à quoi bon te soucier de ce lierre ? Cela ne sert de rien aux pauvres âmes défuntes, tandis qu’il n’y a que nos prières qui leur servent !

Elle pencha la tête et répondit doucement : « Oui, mon père, c’est vrai ! » Puis elle s’enveloppa de nouveau dans son fichu, de telle manière que l’on n’en voyait plus sortir que le front, d’un blanc délicat, et la splendeur des grands yeux bleus. Et après avoir salué le moine d’un cordial : « Que Dieu vous garde ! » de son pas égal et rapide elle sortit de la sacristie.


Cette « impression de voir fleurir le mois de mai, » que ressentait