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songeant à la discussion de la veille, à mes rêveries du soir ; puis j’entrai dans la salle à manger, où je trouvai Alverighi, qui déjeunait, tandis qu’autour de lui les domestiques, en veste de toile blanche, mettaient la pièce en ordre.

— Hier, lui dis-je en plaisantant, l’Amérique s’est fait honneur.

Et je lui demandai, non sans une pointe d’ironie, comment, à Rosario, parmi tant d’affaires, il avait encore eu le loisir et le goût de méditer sur le beau en soi, sur les besoins qui engendrent du plaisir et sur les plaisirs qui ne correspondent à aucun besoin. Il sourit avec malice.

— Moi ? répondit-il. Tout ce que j’ai dit, je l’ai imaginé entre vendredi soir et samedi matin. Là-bas, je n’ai pas de temps à perdre. Mais, vendredi soir, j’ai été agacé d’entendre toutes les personnes présentes dire que New-York était laide, laide, laide ! Et puis après ? Si New-York était laide, serait-ce la fin du monde ? Est-ce que la beauté se mange en tartines ? Ce que j’ai voulu, c’est vous mettre tous dans l’embarras... A votre tour, maintenant. Tirez-vous de là comme vous pourrez !... Mais combien il est facile de faire une théorie philosophique ! Ah ! s’il était aussi facile de faire des millions !

Sur le continent, je n’aurais pas laissé passer sans protestation cette sortie ; mais « le loisir sans remords » énervait mon énergie. Je fis semblant de ne pas entendre. Nous continuâmes à parler encore un peu sur le même sujet, lui sérieux, moi plaisantant. Mais tout à coup il fit dévier la conversation :

— Vous savez ? dit-il. Ce M. Rosetti est un homme fort intelligent. Hier soir, avant d’aller nous coucher, nous avons causé, et je crois que nous sommes d’accord... Vous le connaissez, n’est-ce pas ?

Je lui racontai alors l’histoire de Rosetti. Né en 1840 à Forlimpopoli, en Romagne, et pris par la première levée de soldats que le gouvernement italien ordonna en 1860, dans les États pontificaux, Rosetti avait été envoyé à Turin, dans l’arme du génie, à la vieille caserne de la rue de l’Archevêché, et il y avait connu mon père qui, lui aussi, était au service. A Turin, Rosetti avait pu se faire admettre à l’École d’application, et, en 1865, peu après avoir quitté l’armée, il avait conquis son diplôme d’ingénieur. Tout juste à ce moment, l’Argentine cherchait en Italie des professeurs pour la nouvelle École polytechnique fondée à