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elle est partie subitement, comme quelqu’un qui s’échappe. Sinon, elle n’aurait pas voyagé sur le Cordova.

Il se tut, un instant ; puis, se redressant à demi et s’appuyant de côté contre la balustrade ;

— A propos, continua-t-il, pour quelle raison cette dame vous a-t-elle adressé, hier soir, tant de questions sur le divorce aux États-Unis ? Je regretterais que, sans le savoir, vous lui eussiez suggéré le moyen de dénouer sans bruit les chaînes conjugales.

— Quant à cela, répondis-je, il n’y a point de danger. Hier soir, j’exagérais. Il se fait bien, en Amérique, des divorces de cette manière-là, mais entre émigrans, dans la basse classe. Mais je ne crois pas qu’une dame appartenant à la haute société puisse par ce moyen s’évader de la prison du mariage.

— Vraiment ? fit Cavalcanti. Quoi qu’il en soit, j’interrogerai sur ce point M. Guimaräes. L’amiral doit connaître les raisons de ce voyage : il est ami intime de la famille.

Ainsi causions-nous sur le pont désert, penchés vers le fleuve Océan, parmi les souffles intermittens d’une forte brise qui, de temps à autre, nous arrachait en quelque sorte de la bouche les phrases et les pensées pour les disperser violemment, ainsi que des feuilles, à la surface des braies mobiles. Mais, à ce moment, Cavalcanti eut le désir d’aller voir la carte géographique sur laquelle, chaque jour, on indiquait par un petit drapeau le point où le navire était arrivé à midi. Je l’accompagnai jusqu’à tribord, où cinq ou six passagers jouaient au palet en poussant des cris et en riant. Nous constatâmes que, ce jour-là, nous étions arrivés à 16°4’ de latitude, c’est-à-dire à la hauteur de Sainte-Hélène, et à 37° 22’ de longitude. Nous fîmes quelques tours sur le pont, et nous allions nous séparer lorsque, levant les yeux vers l’Ouest, j’y vis une splendeur merveilleuse.

— Regardez, Cavalcanti ! Regardez là-bas, à l’horizon. Les Alpes !

À ce moment-là, le vent se taisait, et, du côté de l’Ouest, s’élevait des eaux, doucement grise sous le feu rouge du soir, pareille à ces Alpes que j’avais tant de fois contemplées de la place d’Armes de Turin, au crépuscule, une longue chaîne de montagnes hérissée de dents, de pics, d’aiguilles innombrables, dominée à gauche par la masse plus haute d’une pyramide pointue ; des montagnes de brume et de flamme, obscures et lumineuses,