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Jamais je n’avais vu un être humain qui lui ressemblât. Son visage pyramidal se terminait à la base par un véritable fanon et, à son sommet, par une étrange coiffure dont les boucles étaient placées plus haut que ses sourcils[1]. M. Necker avait d’ailleurs un ensemble si imposant, si magistral, sa parole était si grave, sa physionomie avait quelque chose de si arrêté, qu’il me parut tout de suite également absurde d’aimer ou de haïr un être aussi matériellement impassible et invulnérable… qui, né protestant, était parti d’un comptoir de banque pour être trois fois ministre du Roi Très-Chrétien, deux fois l’idole de la nation et qui, cependant, complètement indifférent au souvenir de ses grandeurs, se renfermait à la campagne, entre l’étude, l’amour de sa famille et de ses petits-enfans et la religion de son veuvage.

La grande attirance à Coppet était cependant Mme de Staël elle-même, sa conversation étincelante, et le contraste entre la froideur un peu compassée du père et la pétulance de la fille devait, dans ces réunions entre débris de l’ancienne société et futurs témoins de la nouvelle, comme Norvins, qui fut préfet de l’Empire et vécut jusqu’en 1832, ajouter du piquant à l’éclat.

Mme de Staël, continue Norvins, nous permettait d’assister à sa toilette où elle causait environ deux bonnes heures, en dérangeant toujours tout ce que sa femme de chambre refaisait sans cesse à sa coiffure, quand, dans l’abandon de la conversation, la tête de sa maîtresse ne lui échappait pas tout à fait. Nous étions admis aussi à venir causer prés de son lit, où, adossée à un grand oreiller, elle s’amusait, en vous parlant, à faire rouler dans la plus belle main du monde soit un papier blanc en forme d’allegrador, soit une petite branche d’arbuste[2]. Ce mouvement gracieux et souvent expressif, suivant l’intérêt qu’elle imprimait ou qu’elle accordait à la causerie, faisait ressortir à chaque instant la perfection de son bras et parfois dégageait aussi un très beau cou qu’également elle songeait peu à dérober au regard, tant elle était sûre, et elle avait presque raison, qu’on était près d’elle pour l’écouter et non pour le voir. En cela, elle se traitait trop rigoureusement, car, de plus, elle avait des yeux d’une beauté et d’une expression incomparables… C’étaient ces causeries d’intimité, ces conversations de salon, si imprévues, si brillantes, souvent sublimes et supérieures, je ne crains pas de le dire, à ce qu’elle écrit, qu’il eût été bien précieux de transmettre à la postérité. Car vraiment, écrire était pour elle une sorte d’abaissement de cette nature dont la parole, ainsi qu’une harmonie de l’air et du ciel, était la véritable essence. Mais, comme elle pensait toujours et qu’il n’eût servi à rien si elle eût parlé sans témoin, elle se résignait à écrire et alors elle se traduisait.

  1. C’est bien ainsi que Duplessis a peint M. Necker dans un portrait, souvent gravé, qui est à Coppet. Presque tous les hommes de la génération de M. Necker étaient coiffés ainsi.
  2. Cette habitude était si familière à Mme de Staël que Gérard, dans le célèbre portrait qu’il a fait d’elle après sa mort, l’a peinte avec une petite branche à la main. Mais c’est une branche de lauriers.