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à Pictet de Rochemont, comme toute l’armée de Joubert et de Masséna[1]. » Aussi ce ne sont plus des cris d’indignation, ce sont des cris d’amour qu’on trouve dans ses lettres. « Ah ! la France, la France, s’écrie-t-elle. Combien mes vœux sa tournent vers elle ! » Et dans une autre lettre : « Ah ! la France ! la France ! Combien elle vaut mieux que ceci, que tout. » C’est là que désormais elle veut « vivre et mourir. » C’est, dit-elle, « mon refrain. » Aussi, au commencement de l’année 1795, a-t-elle hâte de rejoindre, à Paris, son mari qui venait, par ordre du régent de Suède, le duc de Sudermanie, de reconnaître la République française. Mais, pour s’être mêlée un peu plus peut-être qu’il n’était sage et prudent pour la femme d’un ambassadeur aux affaires publiques, au moment où les passions sanguinaires étaient à peine apaisées et où les esprits étaient encore profondément troublés, elle éprouva quelques désagrémens. « Cette femme de génie, dit avec raison Vandal, dans son admirable histoire de l’Avènement de Bonaparte, eut toujours la passion et la faiblesse de se mêler aux affaires publiques et de s’y jeter avec tout son éclat. » Aussi fut-elle, en pleine séance de la Convention, de la part de l’ancien boucher Legendre, l’objet d’une attaque grossière, à la suite de laquelle fut pris contre elle un arrêté d’expulsion que l’ambassadeur de Suède eut beaucoup de peine à faire rapporter. Le Directoire ayant succédé à la Convention, elle eut également maille à partir avec ce nouveau pouvoir. Elle avait rouvert son salon dont elle voulait faire un centre d’influence. Craignant la réaction des aristocrates, elle faisait des vœux pour la République, mais elle la voulait modérée, libérale, tolérante, et, pour assurer des appuis à ce régime tel qu’elle le comprenait, elle s’efforçait, dans des réunions qu’elle tenait à l’ambassade chaque décadi, de rapprocher des républicains modérés ses anciens amis, les constitutionnels revenus de l’émigration. Ces réunions et ces efforts suscitèrent les ombrages du Directoire, et elle apprit qu’elle était menacée d’être portée sur une liste d’étrangers et d’étrangères que le Directoire réclamait le droit de déporter sans jugement. Contre cette qualification d’étrangère et contre la mesure arbitraire dont elle était menacée, elle protestait par avance avec énergie, dans un Mémoire juridique adressé au Directoire et dont

  1. Biographie, travaux et correspondance diplomatique de Pictet de Rochemont, par Edmond Pictet, p. 19.