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dit et senti si elle avait su que non seulement le Directoire entretenait à Versoix[1] un agent secret, chargé de la surveiller, mais que le résident de France à Genève, Desportes, la faisait espionner par un certain Monachon, réfugié français, qu’elle recevait à Coppet avec sa bonté habituelle et qui était chargé de rendre compte de ses propos. Révoltée d’être ainsi traitée, alors qu’elle n’avait pas cessé « d’aimer la République et de la servir par tous les moyens, » elle écrit lettres sur lettres à M. de Staël pour le sommer de faire retirer cet ordre injurieux. La première est d’un ton presque violent :

Il est nécessaire que mon prompt voyage à Paris détruise l’effet que produit dans ce pays une telle nouvelle. Je pense donc que non seulement vous m’y autoriserez, mais que vous l’exigerez pour votre honneur. Quand ma présence devrait compromettre vos intérêts, la moitié de ma fortune est à vos ordres dans tous les temps pour réparer le sacrifice que vous faites à notre honneur commun et je ne croirai pas encore assez vous témoigner la reconnaissance que je vous devrai. J’espère que, dans toutes les situations, mes soins vous rendront la vie heureuse, mais si vous hésitiez, je vous demanderais à l’instant même de ne plus vous faire le tort de porter un nom que vous ne voudriez pas protéger.

La seconde lettre est d’un ton plus rassis :

Il importe à ton honneur et au mien que j’aille au plus tôt en France. Puisque tu n’es pas parti, je te demande de retarder, dussé-je ne rester qu’un mois et revenir ensuite avec toi. Cela suffirait pour détruire ces bruits absurdes. C’est la première fois que je t’ai demandé quelque chose avec cette insistance, que j’y ai attaché la destinée de notre vie. Enfin je te demande ce service comme le plus grand possible, comme celui dont le refus me blesserait le plus sensiblement. Tu sais combien j’ai l’âme susceptible d’impressions violentes. Je ne mets à rien plus de prix qu’à repousser le genre de triomphe que des ennemis aristocrates se plaisent à tirer de ma situation présente. S’il existait une chose qui intéresse autant ta situation et ton honneur, aucun sacrifice ne m’empêcherait d’y acquiescer. Je te demande la même chose cette fois au nom de tes enfans, au nom du sentiment que tu as eu pour moi, enfin au nom de tout ce qui peut nous lier ensemble pendant le cours de notre vie.

Elle finit par s’adoucir tout à fait en apprenant que, grâce aux efforts de son mari, qui lui annonçait en même temps sa prochaine arrivée, cet ordre injurieux allait être rétracté :

  1. Versoix appartenait alors à la France. Ce curieux épisode a été très bien raconté par M. Chapuizat, secrétaire général du Conseil administratif du canton de Genève, dans une intéressante brochure : Mme de Staël et la Police.