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en criant à tue-tête dans les oreilles du public que c’est un chef-d’œuvre. Presque toujours, cet intérêt de vanité n’est qu’un caprice éphémère ; mais, entre les intérêts qui concourent à imposer l’admiration d’un écrivain ou d’un artiste, il y en a de plus solides ; et même, en général, on peut dire que la réputation d’un artiste ou d’un écrivain est d’autant plus durable que l’intérêt qui la crée est plus fort. Les écrivains les mieux partagés sont ceux dont la gloire intéresse un État.

Alverighi avait écouté, pensif. Mais en cet endroit, il interrompit, parlant à lui-même plutôt qu’à son interlocuteur :

— En fait, admirerions-nous encore Virgile et Pindare en l’an de grâce où nous vivons, si les professeurs de grec et de latin ne s’étaient pas étroitement unis d’un bout de l’Europe à l’autre en un formidable syndicat pour la conservation de la culture classique et de leurs propres appointemens ?

— Somme toute, conclut Rosetti en approuvant d’un signe de tête, si l’on fouille un peu dans les replis de sa conscience, on y découvre que presque toujours nous admirons les œuvres d’art par idée préconçue, parce que nous voulons les admirer ; et nous voulons les admirer parce que nous y sommes poussés par un intérêt quelconque, ou politique, ou national, ou religieux, ou intellectuel, ou professionnel, ou d’amour-propre. C’est l’intérêt qui fait que nous nous suggestionnons, que nous nous exaltons, que nous nous hyperesthésions, serais-je tenté de dire. Mais pour que les intérêts puissent imposer l’admiration, il faut qu’ils aient à leur service une force suffisante ; et de là vient que nulle forme de la beauté artistique ou littéraire ne peut se soutenir longtemps dans l’admiration des hommes, si elle n’y est aidée par quelqu’une des forces ou des autorités qui gouvernent le monde : soit par une religion qui la consacre, soit par un Etat qui, dans ses écoles, enseigne à l’admirer, soit par une coterie, par une classe, par un parti qui, au moyen de l’influence, de l’argent, des critiques et des esthètes, dicte la loi à la masse, soit par une contagieuse poussée d’enthousiasme, par quelque formidable vent de suggestion qui emporte tous les esprits. Mais malheur à l’art et à la réputation soutenus par un intérêt sans puissance : ils succomberont.

Je me demandais si Rosetti parlait sérieusement ou ironiquement, tant son argumentation me semblait étrange, quoique