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dents les unes contre les autres ! et de toutes parts une perpétuelle bataille où l’on se portait des coups terribles et vains : car, chose étrange à dire, tout le monde frappait et jamais personne ne succombait. Qui avait tort ? qui avait raison ? Pourquoi ce combat où il y avait tant de cris et pas un seul mort ? Pendant quelque temps je crus, moi aussi, ou que l’Europe, tandis que je m’enrichissais en Amérique, était devenue une tour de Babel, ou que moi-même j’étais devenu obtus dans la Pampa. Je ne m’y reconnus que le jour où j’arrivai à comprendre ce que je n’aurais jamais dû ignorer, à savoir que les fondemens d’un art, d’une morale, d’une doctrine, d’un système de valeurs ne peuvent être posés que par la volonté. Non par la volonté de chaque individu en particulier, entendons-nous bien : car alors, on retomberait dans ce désordre qui conduit tout droit au Védantisme. Du reste, la volonté de chaque individu, abandonnée à elle-même, est si faible et si incertaine qu’elle ne réussit pas à s’imposer à elle-même un critérium fixe et assuré du bien, du beau et du vrai. Figurez-vous si elle réussirait à l’imposer aux autres ! Donc, la volonté qui pose les fondemens d’une morale, d’un art, d’une doctrine, ce doit être une volonté que j’appellerai « grande, » une volonté supérieure à celle de chaque individu, et qui embrasse et mette en faisceau toutes les volontés individuelles : la volonté d’une école, d’une secte, d’une Eglise, d’une classe sociale, d’un peuple, d’une époque, de plusieurs générations, d’une civilisation, d’une longue suite de siècles. Et plus grande elle est, mieux cela vaut : lorsque, émanant de l’esprit de chaque individu pour une parcelle infinitésimale, elle se rassemble au haut des airs et redescend sur toutes les têtes, telle la pluie qui tombe sur la terre à torrens comme un don du ciel, après s’être élevée sous la forme d’une invisible vapeur exhalée goutte à goutte de la terre.

Et de nouveau il se tut. Comme ces pensées étaient encore obscures, je le priai de nous expliquer comment la volonté pouvait poser ces premiers principes.

— En se limitant, répondit-il sans la moindre hésitation.

— En se limitant ? demanda Cavalcanti. Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?

Rosetti réfléchit quelques secondes, comme pour chercher la réponse la plus simple et la plus nette ; puis il ajouta :

— Prenons l’art pour exemple, puisque c’est de l’art que