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nous nous sommes mis, par hasard, sur ce paquebot, à discuter au sujet de la beauté. Chacun de nous a dit ce qui lui passait par la tête dans le moment même, c’est-à-dire des bêtises : — que nos admirations esthétiques étaient toutes intéressées ; que la machine purifiait l’art des intérêts et donnait à l’homme la liberté du goût. — Paradoxes incohérens. Il semblait qu’il n’y eût pas moyen de s’entendre. Et voilà que vous prononcez un mot : « en se limitant, » — le mot essentiel ! — et à traversée mot brille sur nos paradoxes le rayon de la vérité, qui nous met tous d’accord. Oui, l’homme aspire à la beauté infinie, parce que, durant l’heure brève qui lui est accordée, il aspire. à vivre la plus grande somme de vie possible. Il y aspire même au risque d’être perpétuellement en querelle : ne sommes-nous pas au monde aussi pour cela ? Mais les intérêts l’attachent aux formes momentanées et caduques par lesquelles chaque artiste s’exprime, comme si ces formes étaient la beauté totale et absolue. Et alors il se débat, essaie de rompre les lianes de ces intérêts qui étreignent le tronc de l’art ; il renverse les barrières qui empêchent l’esprit de souffler librement à la surface agitée de la vie, comme le vent sur l’Océan ; il cherche la liberté qui est le chemin le plus direct pour atteindre le but final de son voyage, la Vie !...

Ces choses, dites avec éloquence, me plurent à moi comme aux autres ; et, quand Cavalcanti eut fini, nous nous tournâmes tous vers Rosetti comme pour l’inviter à répondre. Après un moment de réflexion, Rosetti dit d’une voix lente :

— Vous avez peut-être raison. Mais... sauriez-vous me dire si Homère a ou n’a pas existé ?


XVIII

Je n’oublierai jamais la bizarre impression que fit cette demande, tombée du ciel à l’improviste sur ce paquebot qui naviguait à travers la nuit de l’Océan, dans cette chambrette enfumée de tabac, à cette table encombrée de bouteilles de Champagne, de boites de cigares, de verres pleins et vides ! Pourquoi l’ombre d’Homère apparaissait-elle soudain en cet endroit, pour nous demander compte des doutes savans d’un siècle sophistique ? Il va de soi que personne ne répondit.

Quand Rosetti eut constaté que personne ne disait rien, il