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fissent ! Et voilà que, libres, parfaitement libres de juger, nous perdons la tramontane : nous ne savons plus même affirmer avec certitude si ces poèmes, que nous lisons imprimés, ont jamais été écrits. Faut-il en conclure qu’une œuvre d’art devient une énigme aux mille solutions et que l’esprit ne réussit plus à distinguer un chef-d’œuvre d’une compilation grossière, quand on n’a plus de mesure, conventionnelle peut-être, mais commune, pour la juger ? Considérée de ce point de vue, la question d’Homère ne serait plus seulement un passe-temps d’érudits en vacances ; elle serait le symptôme d’une maladie grave. Elle prouverait que, si nous ne comprenons plus le premier chef-d’œuvre de notre littérature, c’est parce que nous avons acquis la pleine liberté de le juger et d’en jouir comme il nous plait. Tels seraient donc les effets de cette liberté illimitée en laquelle vous voyez l’un et l’autre (et il regarda Cavalcanti et Alverighi) le principe animateur de l’art futur ? Dans la liberté ne se multiplieraient que les seuls germes de la discorde, — ce qui, j’en conviens, ne serait pas un mal sans remède : si les Feldmann ne réussissent pas à se mettre d’accord, ils peuvent divorcer ; — mais la liberté nous ferait perdre aussi la faculté de discerner sûrement le beau du laid, ce qui serait pire : car, comment puis-je jouir d’une œuvre d’art, si je ne sens pas fortement ce qu’il y a de beau en elle ?

L’objection était forte. Cavalcanti hésita. Il essaya d’abord une réponse un peu confuse : il dit que ce qui ne se comprenait plus dans les poèmes homériques, c’était précisément la partie conventionnelle.

— Mais, conclut-il, pour ce qui est de l’épisode d’Andromaque ou du retour d’Ulysse, c’est une autre affaire. Ces épisodes-là, personne ne doute qu’ils soient deux rayons de l’éternelle beauté. En chaque œuvre d’art il y a et il doit y avoir une étincelle de la beauté absolue, universelle, éternelle ; sans quoi, — je l’ai déjà dit l’autre jour, — comment expliquerait-on qu’en face de tant d’œuvres d’art, sans préparation, sans étude, sans idée préconçue, nous proclamions que ces œuvres sont belles et sentions un frisson de plaisir immédiat, libre, spontané ?

— Alors, répliqua aussitôt Rosetti avec un sourire, abandonnons-nous au vif courant de notre émotion... Mais M. Alverighi vous a déjà répondu, l’autre soir, que le beau est un plaisir sans besoin, par conséquent incertain et oscillant. Une