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qu’elle se suffit. Alors un Newton ou un Laplace intervient et lui répète que la conscience qu’elle a d’elle-même n’est qu’une portion minuscule de conscience. Si la Terre s’apercevait réellement, elle ne se verrait pas seule ; elle apercevrait en elle l’action du Soleil, de Mercure, de Mars, de Vénus, de Jupiter et de toutes les planètes ; elle verrait tout le système solaire et tout le système des étoiles. Ainsi l’aveuglement, l’inconscience partielle qui cause l’égoïsme consiste à prendre le moi pour le monde, la partie pour le tout. Agir comme si l’on avait conscience des autres en même temps que de soi, tel est l’idéal de Fouillée, idéal de science et de conscience à la fois. Laissez, dit Gœthe, votre œil devenir lumière. Ce que Fouillée traduit par ces mots : laissez votre moi devenir autrui, la société, l’univers. « C’est là le fond de la morale, et c’est là le fond de la science, puisque la science n’est qu’un élargissement de notre conscience qui lui fait embrasser par ses idées ce qui la déborde matériellement dans le temps et dans l’espace. »

Cependant il s’agit de faire passer ces maximes dans la pratique, et il est d’autant plus nécessaire, après avoir décrit un idéal, de définir le bien, les biens, que toute idée a une force de réalisation. C’est à quoi Fouillée a tâché en établissant une hiérarchie des biens, une table des valeurs. Faisant appel aux sciences positives, à la biologie, à la psychologie, il a essayé de définir quand une vie est supérieure à une autre, quelle est la qualité des plaisirs, à quoi répond la notion du « normal, » celle du « typique, » celle du bonheur qui n’est que la perfection prenant conscience de soi. Au fond, tout cet enseignement se ramène à la morale de la bonté, de la charité ; il unit dans la morale des idées-forces toutes les morales philosophiques et religieuses. Corrigeant le froid rigorisme de Kant par les opinions de Platon et d’Aristote, il ne croit pas que la loi, le respect suffisent si l’on n’y ajoute pas un contenu aimable et même aimant. Le respect est la forme du bien, il suppose l’universalité par rapport au moi individuel. Mais l’amour est le contenu même du bien, la bonté de toutes les personnes. « Comme en prolongeant les lignes de l’expérience, la pensée nous fait concevoir l’idée-force d’un amour universel des êtres raisonnables les uns pour les autres, elle suscite l’amour même de l’amour, la joie de la joie universelle. » Toute une partie de la Morale des idées-forces est consacrée à des analyses ingénieuses sur ce