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Le devoir n’est pas plus certain, dit-il, que la vie éternelle n’est certaine. C’est l’idée du risque de Guyau qui parait ici ; c’est même l’idée du pari de Pascal. Toute notre connaissance est relative. Nous ne sommes pas sûrs que la loi d’amour soit la loi de l’univers. Mais nous ne sommes pas sûrs non plus que le plaisir, l’égoïsme, la force soient le vrai. De même que l’impossibilité de savoir si tout est déterminé laisse la possibilité de la liberté, de même notre incertitude sur la valeur de l’égoïsme nous permet de croire que l’amour est supérieur. Et n’y a-t-il pas plus de beauté, plus de sûreté à travailler pour l’incertain ? N’y a-t-il pas quelque grandeur à penser que, s’il n’y a dans l’univers qu’une chance pour faire triompher l’amour, l’homme veut la tenter ? La morale est l’acceptation d’un risque. Si l’on « savait, » la morale ne serait plus qu’une technique, une hygiène. Comme l’on ne sait pas, elle suppose l’existence d’un monde où elle a sa raison d’être ; elle nous demande ici-bas un désintéressement complet.


Il faut maintenir l’idée morale en sa sublimité et la présenter seule, telle qu’elle est, à l’esprit de tous. Dans ce domaine supérieur, une alternative se pose sans transaction possible : se donner ou ne pas se donner à une idée. Si nous n’avons pas, nous, la force de réaliser la bonté idéale, au moins devons-nous la concevoir, elle, dans toute sa grandeur.

La morale du désintéressement n’a pas encore été soutenue en sa plénitude ; elle doit l’être enfin. « L’âme du monde est juste, » affirme Carlyle ; mais Carlyle n’en sait rien. Nous ne savons pas, en particulier, si le monde sera juste pour l’homme vertueux qui se sera sacrifié au bien de tous. Ce doute doit-il nous empêcher d’être bons en vue de la bonté même, sans espoir personnel de récompense ?. Non, ce qui est le meilleur universellement reste toujours tel pour toute pensée qui porte en soi l’idée-force de la bonté. Au reste, nous ne pouvons affirmer avec certitude que le monde est en opposition finale avec la moralité et avec le bonheur, y compris même notre bonheur personnel. Une seule conduite nous est donc permise : agir comme si nous comptions que le triomphe de la bonté morale n’est pas impossible dans le monde et que, sur terre, il est entre nos mains.

Ce que Fouillée conseille aux hommes, c’est l’effort, et, comme raison d’être de l’effort, un acte de foi dans l’avenir du monde. Ce qu’il leur donne, c’est une philosophie de l’espérance, lui-même l’a dit. A l’lgnorabimus désenchanté du philosophe allemand, il veut ajouter Sperabimus.

Cette morale qui remplit un livre touffu, d’un plan compliqué et plein de pages vibrantes, a des aspects séduisans : elle fait