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Quant à moi, j’étais si désespéré, vers la fin de mes études, que, à la condition d’être à jamais délivré de ces faux maîtres qui n’avaient su ni apaiser ni éteindre ma soif de savoir, je serais allé à pied jusqu’au centre du Sahara. Je partis donc pour l’Amérique avec le projet de m’y consacrer à l’enseignement, comme vous avez fait, monsieur Rosetti ; mais, hélas ! j’y allais au hasard, sur la parole de ce maître qui m’avait si souvent répété : « Va, va. Un jeune homme de talent, comme tu l’es, trouve tout de suite une situation. Dans les pays jeunes, ce sont les jeunes qui font fortune. »

Il se tut, un instant, de l’air d’un homme qui considère avec répugnance des faits et des choses lointaines. Nous nous taisions aussi.

— Ainsi, reprit-il, ce qui m’a chassé de l’Europe, ce fut, non la pauvreté, mais l’insuffisance de cette culture dont elle est si fière, la misérable stupidité de ses écoles, l’impuissance de ses philosophies officielles. Vous me demanderez sans doute ce que j’espérais trouver en Amérique ? Je n’en sais rien. Je haïssais l’Europe, à ce moment-là : voilà tout. Mais je n’étonnerai aucun de vous en disant que ce que je trouvai aux portes de l’Amérique, pour m’accueillir, ce fut la Faim ! Durant des semaines entières, j’ai déjeuné et dîné avec une tasse de lait. Mais, en somme, on peut vivre même avec du pain sec, et, dans les premiers temps, les tiraillemens de l’estomac mal satisfait ne furent pas ma plus cruelle torture. Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, Ferrero, l’histoire de ces temps terribles ? Je vous l’ai racontée tout au long à Rosario.

— Non seulement, répondis-je, je ne l’ai pas oubliée, mais même je l’ai déjà fait connaître en gros à Cavalcanti et à Rosetti.

— Fort bien ! continua Alverighi. Ces messieurs savent donc qu’à vingt-quatre ans je dus apprendre une profession plus lucrative que celle de philosophe, recommencer depuis le début des études nouvelles, et quelles études ! Mais il ne suffisait pas d’étudier le droit, il fallait vivre. J’ai fait le comptable ; j’ai écrit des sonnets pour mariages ; j’ai compilé un guide de Buenos-Aires ! Ah ! quel déchirement, quel désespoir, quelles fureurs ! Moi qui, là-bas, avais aspiré à être un homme unique ! Maintenant que j’avais perdu l’espérance, il me semblait certain que, si j’étais resté en Europe, je serais devenu un grand