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puisque l’idée-force passe dans le réel et qu’ainsi s’unissent le droit et le fait. On reconnaît ici l’historien de Socrate, préoccupé de bien définir. Puisqu’il y a des relations entre les choses et les personnes, la vie de l’individu et celle de la cité ont leurs conditions, leurs lois, leurs définitions. Les trouver, c’est une science, mais c’est une science bien spéciale, car c’est la seule qui considère les fins. Ni l’arithmétique, ni la science de la nature ne se préoccupent des fins : comme la langue d’Esope, elles peuvent servir indifféremment le bien et le mal : l’une calcule aussi bien ce que l’on doit que ce que l’on vole, l’autre prépare aussi bien le remède que le poison. La psychologie elle-même, et la science des sociétés est à double usage, car tout homme peut user de ses facultés pour le meilleur ou pour le pire, pour se plier aux fins de la cité ou pour plier la cité aux siennes. Il n’y a que la conception philosophique d’un souverain bien qui ait un caractère défini, et l’on voit assez que s’il est objet de science, c’est dans un sens restreint, qui, à dire vrai, n’a plus rien de scientifique.

Même si l’on admet cette méthode de définition d’apparence rigoureuse, on demeure encore bien incertain sur la nature qu’assigne Fouillée au souverain bien. Sans doute il est idée-force. Ce n’est pas assez préciser cependant, et l’on se demande plus d’une fois, en lisant la Morale de l’auteur, s’il conclut en faveur d’une exaltation de la bonté, de la vertu toute-puissante de l’amour, et par conséquent de la prééminence de la charité sur la justice. Et, dans cette hypothèse, quel est le rapport de la pensée au sentiment, de l’esprit au cœur ? Si Fouillée admet que l’idéal est objet d’intuition, et par conséquent est persuasif, on a bien de la peine à reconnaître alors une hiérarchie du bien, qui suppose un jugement, et à distinguer un caractère rationaliste dans une morale qui fait appel à la sensibilité. On a bien de la peine surtout à comprendre comment une morale qui a pour caractère éminent et original d’être persuasive, de supposer l’incertitude sur le monde, sur la vérité de l’idéal moral, de s’appuyer sur la probabilité, peut être autre chose qu’une morale de la beauté et une doctrine esthétique toute facultative. Fouillée a voulu concilier deux théories bien différentes : il a considéré tour à tour les philosophies modernes, qui partent de l’analyse de la conscience, et affirment un idéal, et les morales antiques, qui déterminent rationnellement le