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ESQUISSES MAROCAINES.

un tertre un peu surélevé, ont été l’occasion d’une légende, d’une consécration. Un jeune homme apporte un bélier le plus beau du troupeau, celui qu’un collier d’amulettes a préservé de tout mal. Alors l’un des fellah déposant son burnous, un genou à terre, prenant appui d’une main sur la corne recourbée du mouton, tire son couteau. L’animal tombe : le sang coule. Celui qui n’a pas un bélier apporte son plus beau coq : le marabout a besoin des offrandes. L’humble sacrifice étant accompli, les hommes se retirent pour vaquer à leurs travaux en attendant l’heure du festin. Alors les femmes viennent à leur tour, procession lente et blanche. Qu’ont-elles à offrir ? Les petits vases de terre, qu’elles font de leurs mains. Elles les déposent en cercle sur la sépulture vraie ou supposée de l’être bienfaisant et mystérieux qui a un nom ou qui n’en a pas, dont le corps gît peut-être sous ces pierres, comme aussi elles ne marquent peut-être que la parcelle de terre où, dans les cultes anciens, le sang fut déjà répandu, le sacrifice offert aux puissances invisibles, où des larmes furent versées, où des supplications furent proférées, humble temple qui a résisté au temps plus que nos plus augustes édifices. Si ce nom de marabout n’était pas sans cesse prononcé par des lèvres passionnées, si vous ne lisiez dans les yeux des dévots cette ferveur islamique qui se manifeste par la haine du chrétien, si le nom de Mahomet ne résonnait pas à tout instant, on se croirait revenu au temps d’Abraham, et les mêmes mots reviennent toujours aux lèvres : paysage biblique ! Les femmes s’en retournent, stèles vivantes ; les plis blancs des haïks sur leurs corps ont le poids de la pierre. La plus jeune du cortège jette dans le dernier vase un grain d’encens, et, sur la mzara, une petite fumée odorante s’exhale, monte en spirales impalpables cherchant le ciel. A la même heure, dans tout le Moghreb, tous les hommes, satisfaits d’avoir vu couler le sang du mouton, découpent sa chair, la regardent rôtir à la flamme des sarmens et s’engorgent. Les mystérieuses mzaras, les tombes de tous les marabouts connus ou inconnus ont recueilli les sacrifices et les offrandes : la terre a bu le sang rouge, les fumées d’encens se répandent. Les marabouts sont contens. Mais dans ces cortèges de dévots de plus anciens qu’eux ont reconnu leurs fidèles : les dieux du paganisme ont reçu les mêmes sacrifices, respiré les mêmes fumées ; ils goûtent leur secrète immortalité.