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ESQUISSES MAROCAINES.

L’enfant monté sur la petite mule est gardé par les grands esclaves noirs qui frayent à coups de trique sur le peuple trop dévot un chemin à leur maître. La grosse tête ronde de l’enfant est déjà coiffée du fez et par-dessus ses cottes pend le burnous blanc dont les pans s’offrent déjà aux mains pieuses. Il a déjà cet air un peu fermé des jeunes princes dressés trop tôt aux gestes d’une étiquette lassante. Quel attendrissement dans les regards, dans les bénédictions véhémentes des femmes massées sur le chemin. Elles entr’ouvent le haïk pour mieux contempler le père et le fils marabouts, l’espérance vivante ; celui dont la longue dynastie représente l’éternité du passé et de l’avenir. L’enfant ferme les yeux comme son père et entre inconsciemment dans son rôle d’idole aveugle et complaisante. La vieille créature qui se traîne hors de sa masure pour venir baiser le pan du burnous ou toucher de ses doigts tremblans la petite babouche voit-elle en cet enfant muet-aveugle une puissance bien différente de celle qu’elle a appris, au cours de sa vie misérable, à sentir, à redouter, cette puissance aveugle de la nature que rien ne peut fléchir, qui dispense le froid et le chaud, les déluges qui pourrissent la terre et les ondées qui la rafraîchissent. Le père et l’enfant deviennent l’incarnation vivante de tous les obscurs rêves qui ont, au cours des siècles, hanté l’esprit des faibles hommes au sujet des dieux. Car ce ne sont pas des saints, ce sont vraiment des dieux. Le saint conquiert le paradis et le dieu y est né, il y demeure d’un droit imprescriptible : ses actions ne seront pas pesées au jour de la justice. Il est parce qu’il est. Ses premiers vagissemens faisaient déjà partie des mystérieux murmures de l’au-delà que le fellah croit entendre dans les bruit inouïs de la nuit, dans les battemens d’ailes des grands oiseaux qui passent en migrations au-dessus des douars comme une légion volontaire d’esprits qui va vers un but certain. Les plaintes, les rires, les cris de l’enfant marabout avaient un sens caché que n’ont pas les plaintes et les rires des enfans des hommes. Ils répondaient au bruissement des grandes asphodèles que le vent courbe toutes en même temps et qui semblent frémir de crainte sous une voix souveraine, aux singuliers appels des coqs à l’aurore, au chuchotement des ruisseaux, à toutes ces voix secrètes, éparses, inquiétantes. Le petit marabout faisait partie de ce monde éternel qui n’a pas à répondre de ses caprices et courbe l’homme sous ses lois. Si une