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Demain, en arrivant à la ville des palmiers, des sables d’or, terme de son voyage, le beau marchand cossu, au pas ferme, se rendra la tête haute, à l’appel de l’iman, à la mosquée. Dans la grande cour découverte, où le soleil tombe d’aplomb, il fera sa prière et ses ablutions rituelles. Ses yeux se poseront, orgueilleux, sur les arabesques familières et sur les versets du Coran, creusés dans la pierre au pourtour des pilastres. L’odeur des jasmins tressés dans les nattes, dilatera pieusement ses narines, embaumera son cœur. Il se sentira heureux et glorieux au milieu de ses coreligionnaires, accomplissant avec exactitude tous les rites du culte raisonnable et clair qui lui a, depuis son enfance, enseigné ses devoirs, ses droits et défini ses espérances. C’est sa religion virile. Elle lui montre, dans la clarté d’un ciel dont ses yeux ne soutiennent pas à toute heure l’éclat, le Dieu unique, le Dieu savant et sage dont la splendeur impérieuse chasse les douteux esprits de ténèbres comme le soleil, faisant irruption dans le royaume de la nuit, chasse les ombres.

Mais combien de fois notre marchand s’est-il trouvé seul au cours de rêveries passives quand il allait de la ville à son jardin, ou d’un marché à un autre, à petites journées, livrant son âme à toutes les impressions du chemin ! Combien de fois a-t-il posé sa tente et s’est-il endormi le soir n’ayant rien vu que les champs, la plaine, les ondulations infinies des montagnes, n’ayant rien senti que la brûlure du soleil, et la froideur du soir, l’appétit de boire, de manger, de dormir ! Les voix des gardes, des « assassas » qui s’espacent en un cercle autour du camp, s’appellent l’une l’autre dans la nuit en cris stridens : elles le gardent des brigands qui surgissent tout nus, frottés d’huile, afin de glisser comme des couleuvres hors des mains qui les saisiraient. Mais qui le garde des doutes, des frissons, des fantômes de la nuit ? Oui, il est un bon musulman, il sait par cœur maint verset du Coran et, quand on lui parle du chien de chrétien, il dresse la tête et jette des regards de défi. Mais les formules monotones et brèves ne s’insinuent pas dans les derniers replis de son âme.

Toujours contempler, le soir, la descente du soleil vers le bord de la plaine, voir surgir des gloires de lumière annonciatrices d’un paradis qui s’évanouit dans les ombres. Toujours rêver, la longue pipe aux lèvres, couché sur le divan mince au seuil de la tente, regarder le crépuscule qui couvre d’une