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Au point du jour, je sortis de la tranchée pour examiner l’endroit où ces malheureux étaient tombés. Un frisson douloureux me saisit à la vue de ma victime. Celait un grand jeune homme d’une beauté singulière, un modèle magnifique pour une figure d’Antinoüs, richement vêtu, avec trois décorations sur sa poitrine ensanglantée…

J’envoyai aussitôt un parlementaire au camp ennemi, pour demander une suspension d’armes de six heures, et pour inviter les compagnons de l’officier mort à venir enterrer avec moi leur camarade. Les deux choses furent acceptées avec une émotion manifeste. J’appris en même temps que le mort était chef de bataillon au 7e régiment de uhlans polonais. C’était le comte Joseph Skrzynecki, fils unique d’une très respectable famille de Varsovie.

Bientôt apparurent sur le lieu du drame une soixantaine de Polonais, profondément désolés. Ils formèrent un demi-cercle autour du cadavre, pendant que mes chasseurs prussiens, l’arme basse, complétaient le cercle. L’un des officiers polonais prononça, dans sa langue, de courtes paroles d’adieu ; et moi-même, les yeux pleins de larmes, je ne pus m’empêcher d’ajouter quelques mots dans mon polonais entremêlé d’allemand. Puis, solennellement, le corps fut déposé en terre, et une triple salve de mes hommes mit fin à la cérémonie, après laquelle le chef de la délégation polonaise, un robuste officier & la chevelure grise, me serra cordialement la main tout en sanglotant. Les autres morts furent enterrés ensemble, dans une fosse voisine. Et bien longtemps, ensuite, il me fut impossible de secouer la triste hantise de ce souvenir : je croyais sans cesse apercevoir devant moi le beau visage pale du jeune officier mort, avec le doux sourire qu’il avait gardé sur ses lèvres.


C’est du même ton à la fois élégant et familier que nous sont racontées toutes les aventures militaires d’un jeune étudiant en médecine autrichien, Wenzel Krimer, qui vers l’âge de dix-huit ans, au printemps de l’année 1813, s’était engagé dans le célèbre régiment prussien des Chasseurs de Lützow, et allait prendre part aux dernières campagnes de l’Europe contre Napoléon. Publiés aujourd’hui en deux volumes par un descendant de l’auteur, les Souvenirs de l’ancien Chasseur de Lützow sont incontestablement l’un des plus curieux et pittoresques récits qu’ait fait sortir de terre, en Allemagne, la commémoration patriotique de ces luttes décisives d’il y a cent ans. Krimer a beau vouloir nous apitoyer sur les souffrances de toute espèce qui l’ont naguère accablé pendant son séjour dans un collège dirigé par des moines autrichiens : nous sentons qu’il a reçu là une éducation littéraire de premier ordre ; et à chaque page de ses deux volumes l’humaniste, qui se cache en lui sous l’insouciant et joyeux compagnon se rappelle à nous dans l’habileté avec laquelle nous le voyons nuancer, détailler, mettre en relief les menus incidens d’une