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vie de soldat. Peut-être, seulement, ce type original de « bohème » lettré aurait-il une tendance à forcer parfois la note personnelle, dans quelques-unes de ses amusantes ou tragiques peintures ; et en particulier nous avons l’impression que le hasard l’a vraiment favorisé au-delà des probabilités ordinaires, s’il lui a permis en effet d’approcher tour à tour autant de figures illustres, depuis le tsar Alexandre et son frère le grand-duc Constantin jusqu’au vieux Goethe, à Bernadotte, au roi Louis XVIII, — pour m’en tenir à ces quelques noms des principales « célébrités » avec lesquelles notre obscur volontaire aurait eu l’occasion de s’entretenir.

Mais, en tout cas, cette « vantardise » de l’auteur des Souvenirs n’intervient chez lui que, quasiment, par accès, tandis que le cours habituel de sa relation porte, au contraire, l’empreinte d’une modestie et d’une véracité parfaites, avec même une promptitude touchante à reconnaître l’insignifiance relative de son propre rôle en comparaison de celui de tels de ses chefs ou de ses camarades. Sans compter une philosophie profondément sceptique et fataliste, qui réduit à d’étroites mesures la part de notre activité humaine dans les grands événemens de la guerre ou de la paix, et prête volontiers aux descriptions des plus glorieuses batailles une allure anecdotique, accidentelle, presque « bourgeoise, » annonçant déjà les futurs tableaux militaires d’un Stendhal ou d’un comte Tolstoï. Voici, par exemple, quelques épisodes de cette longue et sanglante bataille de Leipzig dont toute l’Allemagne a bruyamment fêté le centenaire, au mois d’octobre passé. Le jeune Krimer, qui tout à l’heure nous était apparu sous l’uniforme d’un lieutenant des Chasseurs de Lützow, se trouve désormais transformé en médecin du même régiment. Ses chefs ont appris qu’il avait autrefois commencé des études médicales, et aussitôt ils l’ont contraint à subir un semblant d’examen qui va lui permettre, pendant les deux années suivantes, d’amputer de son mieux des centaines de bras et de jambes. Écoutons-le nous raconter, humblement et fidèlement, ce qu’il a vu du premier jour de la mémorable « Bataille des Nations : »


La journée du 15 octobre se passa toute, pour nous, en manœuvres et en contremarches. La nuit suivante, nous eûmes enfin quelques heures de repos ; et dès l’aube du lendemain nous nous trouvions déjà en ordre de bataille. Le coup d’œil, autour de nous, était des plus imposans. Aussi loin que s’étendait le regard, nous apercevions colonne après colonne de toutes armes, de toutes couleurs, de toutes nations. Parmi les troupes rangées, trois des principaux souverains de l’Europe chevauchaient avec