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une secousse qui les laissa longtemps assourdis. Aussi peut-on se figurer avec quelle joie nous accueillîmes l’arrivée d’un certain nombre de tonneaux pleins d’une eau-de-vie très forte : rien au monde n’aurait eu mieux de quoi nous réchauffer et nous rendre courage. Le précieux liquide était si abondant que l’on ne prenait pas même la peine de le répartir par mesures égales : chacun était libre de puiser selon son gré dans les tonneaux défoncés. Je ne manquai point, pour ma part, à me faire apporter une pinte pleine ; et je buvais et buvais, pour me sécher le sang, mais en vain, si bien que je finis par vider mon cruchon à peu près tout entier. Toute autre provision faisait défaut : mais nous n’en étions pas moins d’excellente humeur, et désolés seulement de ne pas avoir le droit de chanter. Nous eûmes beaucoup de peiné à réprimer nos hourrah, lorsque notre cher général Bülow passa devant nos rangs, et nous adressa quelques bonnes paroles. Cette halte mémorable dura environ trois heures ; après quoi nous nous remîmes en marche, notre régiment constituant l’avant-garde avec celui des Hussards Verts.

Nous eûmes alors à traverser des bois et des marais, souvent sur d’étroits sentiers. Nos chefs ne paraissaient pas bien sûrs de leur route. Il y eut un conseil de tous les officiers supérieurs, dans une ferme voisine ; puis un paysan belge vint se placer à notre tète, entouré de quatre chasseurs, et suivi d’une compagnie entière de pionniers. Des arbres furent abattus, des buissons taillés, des fossés remplis, des marais recouverts de bois et de paille. Tout cela, naturellement, ralentissait beaucoup notre marche. Vers minuit, le temps changea ; une tiédeur humide se répandit dans l’air, sous l’influence de laquelle se firent mieux sentir les effets de l’énorme quantité d’eau-de-vie que nous avions absorbée. Il n’y avait pas un homme de tout notre régiment qui ne fût tout à fait ivre. C’était en vérité un spectacle comique, de voir tituber ces officiers et soldats qui, tout à l’heure encore, s’avançaient gaillardement, d’un pas mesuré, Moi-même me suis endormi sur mon cheval, et n’ai plus rien su de ce qui se passait jusqu’au matin du 17.


Parvenus sur la grand’route de Louvain, les Chasseurs de Lützow rencontrent une multitude de soldats allemands qui s’enfuient vers Namur : ce sont, en majeure partie, des hommes des pays rhénans, anciens soldats de Napoléon, et qu’une terreur a saisis, à la perspective de devoir affronter leur maître de la veille. Ils annoncent que tout est perdu : Blücher est prisonnier avec tout son état-major, le général Vandamme marche déjà sur Liège ; toute la population du pays est soulevée contre les alliés ! Grâce peut-être à l’eau-de-vie qui brûle encore dans leurs veines, les compagnons de Wenzel Krimer ne se laissent pas émouvoir par ces déserteurs, qui les engagent instamment à suivre leur exemple. Ils continuent bravement d’avancer, rencontrant toujours de nouveaux fuyards, parmi lesquels se trouvent même quelques officiers. Et voici qu’ils aperçoivent,